Corinne May Botz, The Nutshell Studies of Unexplained Death – Alexis Lussier, Malaise dans la demeure

[Hiver 2013]

Depuis les photographies métriques d’Alphonse Bertillon (1853-1914), où il s’agissait de produire une très précise cartographie des lieux de crimes, la photographie judiciaire a depuis toujours été, malgré elle, une « photographie des intérieurs ». Cela d’ailleurs impliquait des contraintes techniques considérables dont Rodolphe Reiss (1875-1929) a souvent témoigné (exiguïté du lieu et manque de recul, éclairage défectueux ou insuffisant, etc.). Aujourd’hui, ces photographies nous apparaissent non seulement comme des « scènes de crime », mais aussi comme de véritables prises de vue sur les intérieurs privés, voire intimes, des classes défavorisées autant que des classes bourgeoises du début du XXe siècle.

Par Alexis Lussier

C’est aussi les espaces intimes et les lieux reclus qui semblent animer la démarche photographique de Corinne May Botz, comme en témoigne son projet Haunted Houses qui consistait à recueillir les témoignages de personnes attestant vivre dans un lieu hanté, et dont « les maisons » font l’objet d’une série de photos où rien de vraiment spectral ne semble devoir être photographié, sinon un rayon de lumière, un détail, un pan de mur ou une trop banale chambre à coucher. Il suffit du lieu, pourrait-on dire, et de la charge du témoignage qui atteste que ce lieu est, en quelque sorte, travaillé de l’intérieur par un drame invisible. Le lieu est ici un espace partagé, habité, hanté par quelque chose qu’on ne voit pas, et qui ne peut que magnétiser le regard à la recherche des indices qui pourraient en supporter l’hypothétique manifestation.

The Nutshell Studies of Unexplained Death, littéralement « études d’une mort inexpliquée dans une coquille de noix », c’est d’abord dix-huit maquettes conçues durant les années 1930 et 1940 par Frances Glessner Lee (1878-1962), fondatrice du Département des Sciences médico-légales de Harvard et capitaine d’honneur de la police d’État du New Hampshire. Ces étonnantes maquettes, réalisées à des fins didactiques à l’aide de maisons de poupées, proposaient de reconstituer à l’échelle 1 : 12 des scènes de crimes ou de morts violentes, pour entraîner les futurs enquêteurs à lire les détails d’une scène et à rétablir la cohérence des faits par l’analyse et l’interprétation.

Avec son projet du même nom, The Nutshell Studies of Unexplained Death, Corinne May Botz a produit une série de gros plans des ma­quettes de Lee comme s’il s’agissait, là aussi, d’un lieu intérieur, d’un espace privé, hanté par la mort en dépit du rendu très soigné de la quotidienneté. Comme on ouvre une coquille, une boîte ou un tiroir, la photographie nous fait littéralement entrer dans les « lieux du crime » en nous rappelant, comme il est écrit sur l’inquiétante petite cabane forestière, que nous sommes devant quelque chose qui est caché, dissimulé (« hy-da-way » ou hide away) et que ce qu’on y trouvera est censé ne pas être ouvert ou révélé. Hideaway, c’est aussi un endroit pour se cacher, une planque.

Aujourd’hui, ces photographies nous apparaissent non seulement comme des « scènes de crime », mais aussi comme de véritables prises de vue sur les intérieurs privés, voire intimes, des classes défavorisées autant que des classes bourgeoises du début du xxe siècle.

En posant un regard photographique sur les maquettes de Lee, le travail de Corinne May Botz ne peut que mettre à mal le souci d’objectivité analytique de la forensique pour dramatiser la scène par des effets de cadrage, en amplifiant l’éclat des couleurs ou en bouleversant notre sens des proportions. Il faut aussi souligner, dans ces photographies, une certaine qualité floue qui participe du cadre, de la mise en valeur d’un détail plus saillant, et qui a pour effet de subjectiver le gros plan tout en donnant à l’image le caractère d’une vision ou d’un rêve. Quelque chose, en somme, dont la forme n’est pas tout à fait arrêtée. Ainsi, le gros plan sur la tête ensanglantée de la poupée, en produisant une sorte de mise à plat de la perspective, finit par donner l’impression d’un corps aberré, et non pas seulement assassiné. Plus déstabilisante encore est la situation de la poupée renversée dans une baignoire, où l’on distingue un visage écrasé sous un faux et immobile jet d’eau, alors que l’informe jupon blanc fait tache au milieu de l’image. Façon de nous rappeler que devant l’insolite disposition d’un cadavre, la photographie est toujours aussi photographie d’un corps tombé, devenu lui-même chose en désordre.

Tous ces effets déplacent le regard porté sur les maisons de Lee pour en isoler une image et l’inscrire sur le registre de l’ambiguïté. Il est vrai que ces dix-huit miniatures frappent par le souci quasi obsessionnel du détail et la finesse de la reconstitution. Cela d’ailleurs ne fait qu’augmenter notre malaise devant le caractère foncièrement étrange de la scène. Ici, même les vues d’ensemble sont toujours en plan rapproché. Tout y est trop petit et en même temps bizarrement grossi, amplifié. Car ce n’est pas seulement l’image du meurtre, ni même d’ailleurs la scène du crime, qui est représentée, mais parfois l’image d’une paire de pantoufles, d’une commode, ou encore d’un manteau de cheminée où apparaît un trop gros et presque suspect filin rouge. Pièces à conviction ou indices de l’étrangeté même d’un lieu qui n’est plus à l’échelle dès lors que la photographie s’en est saisie.

Si le crime et le désordre d’une poupée ensanglantée ne sont pas forcément montrés, c’est aussi parce que moins on en voit et plus on en imagine. C’est le sentiment de la proximité du crime qui semble produire une sorte d’ascendant sur les lieux. C’est l’intuition du drame qui enveloppe chaque objet d’une sorte d’aura qui rend la scène particulièrement inconfortable. Or, si nous sommes irrésistiblement inquiétés, s’il y a malaise en la demeure, c’est aussi parce que l’association entre les méthodes de la forensique et l’univers des maisons de poupées nous fait inévitablement regarder en direction de l’enfance. Quel que soit le degré d’objectivité de la reconstitution, ces poupées assassinées, ces meubles bousculés, la présence d’une arme ou d’un corps étendu dans un lit ne peuvent que retourner l’innocence des poupées sur le sentiment d’une agression interne ou d’une hostilité latente. Combien d’enfants ont joué à faire mourir leurs poupées, à leur faire violence en tout cas, si ce n’est en faisant éclater la tranquillité d’un lieu imaginaire souvent trop paisible pour les intéresser ?

Corinne May Botz vit et travaille à Brooklyn, New York. Son travail s’intéresse à la perception de l’espace et à nos rapports émotifs avec l’architecture et les objets. Ses photographies ont été exposées notamment à la Wurttembergischer Kunstverein à Stuttgart, en Allemagne, à la Bellwether Gallery à New York et au Centre of Contemporary Art Znaki Czasu, à Torun, en Pologne. Elle a écrit plusieurs ouvrages, dont Haunted Houses et The Nutshell Studies of Unexplained Death, publiés par The Monacelli Press, respectivement en 2010 et en 2004. Botz a terminé un baccalauréat en beaux-arts au Maryland Institute College of Art et est titulaire d’une maîtrise en beaux-arts du Bard College. Elle enseigne la photographie à l’International Center of Photography et au John Jay College of Criminal Justice, à New York. Botz est représentée par la Bonni Benrubi Gallery de New York. corinnebotz.com

Alexis Lussier est professeur au département d’études littéraires de l’UQAM et chercheur à FIGURA, centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Il enseigne la littérature moderne et contemporaine, la psychanalyse et les fonctions du regard dans ses rapports avec l’inconscient. Il prépare actuellement un programme de recherche sur l’imaginaire du corps criminel, notamment dans le champ ouvert par la photographie.

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