Anticoste de Richard Baillargeon, Fragments pour une histoire – Pierre Dessureault

[Printemps-été 2013]

Par Pierre Dessureault

Anticoste de Richard Baillargeon se présente comme une composition complexe de matériaux hétérogènes organisés en groupes pour créer de vastes réseaux de significations, d’échos et de résonances et constituer une réflexion tant sur l’histoire d’Anticosti que sur les procédés narratifs mis en oeuvre dans la connaissance et la relation du passé. L’ensemble comprend trois mosaïques de documents divers et une d’objets, trois vues panoramiques, une imposante carte de l’île et en dernier lieu une tablette numérique interactive qui fait office de rose des vents qui viendrait orienter le spectateur dans cette vaste composition.

Les grandes mosaïques aux contours asymétriques confrontent photographies réalisées par Baillargeon lors de deux séjours dans l’île en 2004 et 2011, images d’archives, illustrations issues de la tradition populaire, textes de l’artiste, extraits d’articles de presse, comptes rendus de voyageurs, pictogrammes. Au même titre que les objets trouvés sur l’île et détournés de leur fonction utilitaire par leur déploiement dans l’espace de l’installation, tous ces fragments produits de l’histoire deviennent artéfacts de la culture dont ils sont issus qui doit être vue « comme une concrétion de techniques, de coutumes, d’idées et de croyances, sans doute engendrées par des individus, mais plus durable qu’aucun d’eux. »1

Les grandes mosaïques aux contours asymétriques confrontent photographies réalisées par Baillargeon lors de deux séjours dans l’île en 2004 et 2011, images d’archives, illustrations issues de la tradition populaire, textes de l’artiste, extraits d’articles de presse, comptes rendus de voyageurs, pictogrammes.

Trois grands panoramiques décrivant des lieux emblématiques de l’île s’insèrent entre les mosaïques et ponctuent le parcours. Ceux-ci conjuguent dans leur espace allongé le domaine de la nature qui revient réclamer ses droits sur le champ jadis occupé par la culture comme en témoignent les vestiges d’occupation humaine qui émergent à peine d’une végétation boréale. Une grande carte de l’île composée de fragments prélevés sur des relevés réalisés à diverses époques est présentée pour sa part sous forme de grille.

Dernière composante, la tablette numérique que le visiteur peut parcourir et manipuler à sa guise reprend une bonne partie du matériel précédent en y ajoutant quantité d’autres documents organisés en une suite de six récits, chacun coiffé d’un titre qui gravite autour d’une compréhension historique de l’île. Comme le souligne le géographe Louis-Edmond Hamelin : « Le long isolement de l’île, en défavorisant les informations exactes et rapides, fournissait un milieu très fertile à la culture des petites histoires. Anticosti étant un au­-delà, elle pouvait naturellement être interprétée comme un cimetière, une énigme, une île étrange, mais pourquoi pas aussi un paradis2. »

Un premier récit intitulé Telle une grande baleine s’attache à l’exploration qui a décrit et nommé l’île tantôt comme territoire à conquérir, tantôt comme richesse à exploiter ou espace de découvertes à annexer au monde connu. Les descriptions de Jacques Cartier lors de son voyage en 1534 ainsi que les relevés cartographiques de Louis Jolliet, premier seigneur de l’île, la font apparaître comme une contrée mythique. Vision qui se perpétuera jusqu’à l’aube du XXe siècle.

Le grand châtelain se concentre sur la période 1896-1926 qui voit l’île jouir, sous la gouverne de l’industriel français Henri L. Menier, d’un développement sans précédent de ses ressources naturelles jumelé à la création d’infrastructures qui font d’un univers clos et isolé une société idéale en phase avec les idées progressistes de l’époque. Arthur Buies qui visite Anticosti en août 1899 salue la détermination de ces cinq cents personnes qui « préparent dans l’embryon la grandeur future de cet établissement sans exemple dans notre histoire, qui aura surgi en un jour du fond des forêts et déployé, aussitôt l’essor pris, les grandes ailes de la civilisation3. »

Les abords périlleux des côtes de l’île ont longtemps été vus comme une menace pour les hommes et les bateaux qui viennent s’y perdre corps et biens et ont valu à Anticosti le surnom de « Cimetière du Golfe ». Ce récit de survie et de perdition, avec en toile de fond l’éternelle lutte de l’homme et des éléments, évoque les nombreuses catastrophes maritimes ayant eu lieu entre 1829 et 1902 à l’aide des témoignages de survivants et de gardiens de phare, notamment celui de Placide Vigneau qui, de 1861 à 1924, s’est fait le chroniqueur de la petite histoire de l’île.

En contrepoint aux discours mythiques, lyriques ou utopiques successifs, sont venus chercher… cite des récits scientifiques qui voient l’île sous l’angle de l’histoire naturelle et des sciences. Vaste ensemble de savoirs dont témoignent tout au long du XIXe et du XXe siècles les études de botanique et les photographies du frère Marie-Victorin et de Jacques Rousseau, ou encore les relevés des hydrographes, géologues, arpenteurs et géomètres qui se sont succédé jusque sous le règne des papetières propriétaires de l’île de 1926 jusqu’en 1974, moment où celle-ci a été achetée par le gouvernement du Québec.

Gardien de lumière s’attache aux phares, premiers lieux de peuplement permanents pendant longtemps, et à la vie de leurs gardiens. Ces avant-postes permettent aux navigateurs d’approcher l’île en toute sécurité. M. J.U. Gregory, chef du service de la marine et des pêcheries à Québec, décrit dans son ouvrage publié en 1886 l’ingénieux système mis en place pour secourir les naufragés : « En maintes directions on voit de ces planchettes avec une main peinte dessus, le doigt tourné vers la route qu’il faut suivre, et indiquant, à chaque étape, la distance à parcourir pour arriver au premier dépôt de provisions, ou à la première maison de refuge4. »

Nés sur le reef s’attache au quotidien des résidants de l’île, aux métiers qu’ils pratiquent ainsi qu’à leur vie sociale. Jules Despecher rapporte que les habitants d’Anticosti « sont tous, sauf une seule exception, de simples tenanciers payant à titre de loyer, une capitation par famille, qui a pour objet de conserver à la possession de l’île son caractère de propriété privée5. » Au recensement de 1901 les divers points de peuplement de l’île comptent 78 familles pour un total de 429 âmes. À l’apogée de son développement, on y dénombre jusqu’à 800 résidants permanents.

Ainsi, la vaste fresque historique peinte par Anticoste résulte de la coexistence d’une pluralité de discours qui se déploient sur le mur de la salle d’exposition et par la combinatoire de la tablette numérique. Bien que chacune de ces propositions regroupe une grande diversité de documents, aucun de ceux-ci, pris individuellement, n’a de sens en lui-même. C’est leur juxtaposition et leur confrontation par le montage qui permet d’effectuer un tri dans ce magma de signes indifférenciés, d’y instaurer un ordre qui les liera entre eux et permettra d’« édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté6. » Par ce déplacement dans le temps et dans l’espace de l’angle de vue sur les traces de l’histoire constituée portées par la mémoire personnelle et collective, chacun de ces fragments vient s’inscrire dans un nouveau contexte en rupture avec ses référents d’origine pour devenir un élément dynamique dans un réseau inédit de signes discontinus qui se construit sous nos yeux.

Ce traitement des documents tant visuels que textuels pris en charge par l’image photographique fait ressortir, par effet de contraste, leur matérialité. Le rendu, les textures, la diversité des formats, la trame des imprimés magnifiée par l’agrandissement et le recadrage nous rappellent qu’ils sont matériels, c’est-à-dire papier, chimie, optique, procédé d’impression. Et au même titre que les objets présentés, ils portent les empreintes d’une histoire qui leur est propre. En les reproduisant tels quels, sans recourir aux nombreux procédés de restauration qui en gommeraient les aspérités et les conformeraient au goût du jour, Baillargeon construit un parcours heurté et non linéaire qui rend son épaisseur temporelle à l’histoire qui devient superpositions de sens dans des ensembles infiniment recomposables au moyen des traces laissées par les événements, les humains et les cultures.

Ainsi, « il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation7. » Il ne s’agit plus, dans cette nouvelle configuration éclatée, de s’attacher à la littéralité des images collées à l’actualité de leur production mais plutôt d’expérimenter leur actualisation dans le « Maintenant d’une connaissabilité déterminée8. » Le passé n’est pas recomposé, c’est-à-dire organisé et structuré à la lumière du présent pour en faire ressortir un hypothétique sens caché qui sur­girait comme par enchantement de la confrontation de ses débris, mais plutôt comme souvenir ramené à la conscience et remis en circulation dans une suite de propositions discursives qui sont autant d’espaces de mémoire.

De cette manière se constitue un dialogue interprétatif permanent entre le présent des images et le passé qu’elles représentent. À l’origine de leur parcours dans le monde visuel, les images ne transmet­tent pas uniquement la réalité des choses et des événements, mais aussi leur expérience par un opérateur qui, en cadrant et fragmentant le visible, y imprime le paysage culturel qui façonne son regard. D’autre part, le regard du spectateur ne se porte plus sur l’actualité que les images re-présentent mais sur l’expérience que provoque leur actualisation dans un discours qui les ramène dans le présent en confirmant leur réalité imaginaire qui s’est substituée à l’état des choses qu’elles dépeignent. « …je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées maintenant à ma mé­moire, elles sont ma mémoire. Je me demande comment se souvien­nent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient pas, qui ne magnétoscopent pas, comment faisait l’humanité pour se souvenir…9 »

1 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, page 51.
2 Louis-Edmond Hamelin, « Mythes d’Anticosti », dans : Recherches sociographiques, vol.23, n° 1-2, 1982, p. 140.
3 Arthur Buies, Le Soleil, Québec, 23 septembre 1899, p. 1-2.
4 M. J.U. Gregory, En racontant – Récits de voyages en Floride, au Labrador et sur le fleuve Saint-Laurent, Québec, sans mention d’éditeur, 1886, p. 162-163.
5 Jules Despecher, Notice sur l’île d’Anticosti, Québec, mai 1895. Document disponible à www.comettant.com/bibliothèque/despecher-anticosti/
6 Walter Benjamin, Paris capitale du XXe siècle – Le livre des passages, Paris, Les éditions du Cerf, 1989, p. 477.
7 Ibid. p. 479.
8 Ibidem.
9 Chris Marker, commentaire de son film Sans soleil, 1983, DVD Criterion Collection, n° 387.

 

Pierre Dessureault est historien de la photographie et commissaire indépendant. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues et d’articles sur la photographie actuelle. Il a dirigé l’ouvrage Nordicité publié en 2010 aux Éditions J’ai VU et regroupant un ensemble de photographies d’artistes québécois, canadiens et d’Europe du Nord et d’essais de spécialistes de l’histoire de l’art et des sciences humaines.

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