[Printemps-été 2013]
Bonnie Rubenstein a rejoint l’équipe de CONTACT en 2002 ; elle en est la directrice artistique depuis 2009. Originaire de Toronto, elle détient une maîtrise en beaux-arts du School of Art Institute of Chicago. À titre de commissaire assistante pour le Museum of Contemporary Art de Chicago, elle a contribué à l’organisation de plusieurs expositions majeures. En 1989, Rubenstein s’installa en Angleterre comme directrice des projets spéciaux à Lisson Gallery London, organisant notamment l’exposition Anish Kapoor à la 44e Biennale de Venise en 1990. Pendant plusieurs années, elle a coordonné les expositions, publications et commandes d’art public au niveau international pour Kapoor et d’autres artistes renommés.
par Jacques Doyon
Jacques Doyon : Pourriez-vous d’abord expliquer à nos lecteurs ce qui a suscité la création de CONTACT ? Qui était à l’origine de ce festival ? D’où en est venue l’impulsion ? Quel était le contexte de l’époque, et quels étaient les objectifs ?
Bonnie Rubenstein : C’est Stephen Bulger qui souhaitait créer un festival de photographie à Toronto, et il a fondé CONTACT en 1996 avec trois autres galeristes : Darren Alexander, Linda Book et Judith Tatar. Leur objectif était de mieux faire connaître la photographie et de réunir ce qui apparaissait à l’époque comme une petite communauté à Toronto. C’était au départ une initiative très informelle, ouverte à tous ceux qui voulaient participer, et ils s’attendaient à une vingtaine de galeries participantes, mais à leur surprise l’événement suscita dès le début un véritable intérêt. Le premier festival en 1997 comptait 56 établissements participants très divers – du petit café à l’Art Gallery of Ontario – et plus d’une centaine de photographes, dont le travail couvrait toute l’étendue du médium. Nous avons aujourd’hui plus de 200 établissements participants et nous présentons les œuvres de plus de 1500 artistes travaillant autour de la photographie, mais nous avons conservé la diversité des débuts. Le volet « Open Exhibition » continue de susciter des expositions parallèles et autres événements à travers la ville, et c’est la base sur laquelle nous continuons de nous fonder pour construire notre programmation commissariale.
JD : Pourriez-vous nous donner une idée de la façon dont l’événement a développé et affirmé son orientation thématique au fil des ans ; nous parler de votre rôle dans sa mise en place, et de ce qui guide le choix des thèmes ?
BR : Pendant les six premières années, CONTACT avait une dimension éducative marquée, mais constituait essentiellement un cadre fédérateur pour les expositions produites par nos participants. Le conseil d’administration m’a recrutée pour développer une dimension critique, basée sur mon expérience internationale. Je n’avais pas de véritable bagage en photographie, mais les avis spécialisés ne manquaient pas ; l’aide d’Edward Burtynsky, entre autres, a été fondamentale. Le festival devait alors relever de nombreux défis, mais toute la communauté nous encourageait. Nous n’avions pas de lieu dédié au festival, si bien qu’en m’appuyant sur mon intérêt et mon expérience en matière d’art public, j’ai instauré le programme d’installations dans les lieux publics. Il fut lancé en 2003, avec des photographies présentées dans les wagons de métro, les abribus et sur les panneaux d’affichage.
Nous avons introduit la notion de thème annuel en 2005 pour donner une structure et une orientation critiques à un nombre grandissant de projets commissariés. La même année, nous avons entamé un partenariat avec le Musée d’art contemporain canadien (MOCCA) permettant de présenter une exposition qui souligne notre orientation thématique. Le choix du thème a résulté d’une conversation avec un éventail de membres de la communauté, et il continue d’être influencé par de nombreux échanges avec des artistes, des photographes, des collègues, des comités, le conseil d’administration, des commissaires et des éducateurs. Une telle collaboration est une composante essentielle du développement d’une programmation thématique qui soit significative pour nos participants et pour le public. Le thème est également très influencé par ce qui se passe dans le monde – et non pas uniquement dans le monde de l’art, même si c’est évidemment une dimension importante. Le thème est habituellement développé avant le début de la programmation ; il est parfois en lien avec celui de l’année précédente, mais il arrive aussi qu’il soit inspiré par une exposition particulièrement intéressante.
JD : Le festival est visiblement bien enraciné dans la communauté torontoise, ainsi que dans la communauté photographique en général, ici et à l’étranger. Pouvez-vous nous donner des exemples des différentes activités et collaborations que le festival a initié et consolidé au cours des années pour améliorer la position et la réception de la photographie ?
BR : La croissance et le succès de notre programmation commissariale sont dus en grande partie à des collaborations au sein de la communauté et au soutien de contributeurs très variés. Depuis 2003 nous avons produit plus de 80 installations publiques à Toronto, dans le métro, à l’aéroport et ailleurs, et nous présentons désormais un programme annuel d’affichage sur des panneaux publicitaires qui réunit six villes à travers le Canada.
Nous tenons toujours une exposition inaugurale au MOCCA chaque année, et c’est à bien des égards le point focal du festival ; le lieu est idéal pour y célébrer l’événement. Nous avons constamment augmenté l’ampleur et la portée de nos expositions thématiques ; cette année, il y en a dix au total, grâce aux relations vitales et productives que nous avons développées au fil des ans [avec le Musée des beaux-arts de l’Ontario, l’Art Gallery of York University, le Musée des beaux-arts du Canada au MOCCA, le Ryerson Image Centre, le Musée royal de l’Ontario, le Toronto International Film Festival, l’University of Toronto Art Centre]. Ensemble, nous avons organisé de nombreuses expositions présentant des artistes du Canada et d’ailleurs, et plusieurs d’entre elles ont suscité énormément d’intérêt, ici et à l’étranger. Bien que le festival ait principalement lieu en mai, certaines de nos expositions ont récemment voyagé au Canada et en Europe, et nous continuons à construire des liens avec des établissements à travers le pays et dans le monde. Cette année, nous présentons la première nordaméricaine de trois expositions venues d’Europe.
JD : Diriez-vous que la connaissance et la reconnaissance des pratiques photographiques ont radicalement évolué depuis la création du festival ? Les expositions attirent-elles plus de visiteurs ? Les médias sont-ils plus attentifs à vos initiatives ?
BR : Oui à toutes ces questions, absolument ! De nombreux facteurs révèlent un intérêt largement accru pour le festival au cours des dix-sept dernières années. La photographie elle-même a considérablement changé durant cette période, tout comme la façon dont les images sont créées et consommées.
CONTACT est devenu le plus important festival de photographie au monde, et ceci se mesure notamment par le nombre de visiteurs (plus de 1,9 millions en 2012), d’expositions (environ 200) et d’artistes participants (plus de 1500 chaque année). Notre succès local et international augmente chaque année. Même avec peu de dépenses médiatiques, en 2012 le festival a suscité 500 millions de tirages médiatiques en termes de couverture de presse, selon les statistiques officielles, ce qui équivaut à une campagne de 30 millions $ !
JD : Pouvez-vous nous présenter le thème de cette année et les principales expositions du festival ? En quoi est-il incontournable ?
BR : Le thème du festival 2013, Field of Vision, oriente nos expositions phares et nos installations publiques, et définit la photographie comme une extension de la vision. Il repose sur l’idée que le champ de vision de l’objectif prolonge celui de l’œil, et sur le concept d’imagination créatrice : la capacité à concevoir une idée, une image, un objet ou un contexte exceptionnels. Certaines expositions présentent des gens et des lieux rarement vus, tandis que d’autres décrivent des aspects de notre environnement physique qui n’existent pas réellement. Plusieurs projets sont le résultat de recherches approfondies pendant plusieurs années, illustrant la persévérance des créateurs et des conservateurs de ces images.
La première nord-américaine de l’exposition Genesis de Sebastião Salgado au ROM rassemble sa plus ambitieuse série d’images. Captées au cours de huit ans de voyage (2004–2011) à la recherche de lieux préservés, ces majestueuses photographies reflètent la diversité des beautés naturelles que la plupart d’entre nous ne verront jamais. Collected Shadows, au MOCCA, nous offre une rare incursion dans la collection de Archive of Modern Conflict, une organisation exceptionnelle mais discrète, basée à Londres et à Toronto. Plus de deux cents photographies couvrant toute l’histoire du médium ont été extraites de ces archives contenant plus de quatre millions d’images. L’exposition présente un examen fascinant de notre monde et attire notre attention sur la façon dont la signification d’une photographie évolue avec le temps. Pour l’exposition 24hrs in Photography, Erik Kessels a téléchargé approximativement un million d’images, postées sur la plateforme Flickr sur une période de 24 h. Environ 350 000 d’entre elles seront disposées dans la galerie de CONTACT, submergeant les visiteurs par des piles d’impressions photographiques. Kessels cherche à démontrer que les utilisateurs d’Internet sont journellement bombardés d’images, et révèle que le cadre limité d’un écran d’ordinateur peut offrir une vision démultipliée du monde. À l’University of Toronto Art Centre, nous présentons la première rétrospective consacrée à Andrew Wright, Penumbra, qui souligne son intérêt pour la perception et les technologies photographiques. Son approche est souvent expérimentale, voire ludique, mais ses œuvres raffinées reflètent une pratique rigoureuse qui nous invite à reconsidérer notre manière de visualiser le monde.
Cette année, les installations publiques du festival jouent sur la façon dont nous percevons notre environnement physique et interagissons avec lui, et suscitent une réflexion sur le rôle de la photographie en société. Plusieurs projets se sont ainsi directement inspirés du lieu qui les accueille. CONTACT a demandé à Martin Parr de diriger son objectif vers Toronto, et il a choisi l’aéroport international Pearson pour y présenter une série axée sur son intérêt pour le voyage et la mondialisation. Les voyageurs pourront admirer plus de 180 photographies grand format où Parr documente le concept de nourriture à Toronto et dans le monde. Pour une installation publique à Brookfield Place, dans le quartier financier de Toronto, nous avons demandé à James Nizam d’adapter l’approche qu’il avait élaborée pour sa série Thought Form. Travaillant de nuit, il a manipulé la lumière avec des miroirs pour construire la figure d’une pyramide. Existant uniquement sous la forme d’un document photographique, l’œuvre de Nizam est suspendue exactement là où sa projection isométrique a été réalisée.
C’étaient seulement quelques-unes des nombreuses expositions et installations que nous présentons cette année, et qui soulignent l’importance des images comme moyen de mieux comprendre le passé, le présent, et peut-être aussi le futur.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Jacques Doyon est le rédacteur en chef et directeur de Ciel variable depuis janvier 2000.