Par Blake Fitzpatrick
Omer Fast n’est pas un documentariste, mais sa récente exposition individuelle à la galerie d’art contemporain The Power Plant mettait en lumière les stratégies d’un artiste dont le travail, selon la formule de Jeff Wall, est « proche du documentaire » (near documentary).1 L’exposition couvrait la dernière décennie et faisait référence à des lieux qui ont fait l’objet de conflits mondiaux récents, avec trois installations vidéo citant les conventions documentaires ou journalistiques, pour mieux subvertir l’authenticité implicite et l’autorité inhérentes à ces formes – par des narrations en boucle, des répétitions déstabilisantes et les déclarations drôlement figées de ce qu’a été la « couverture continue » du fil de nouvelles sur le câble.
CNN Concatenated (2002), une oeuvre produite à la suite des évènements du 11 septembre 2011, est la plus ancienne de cette exposition, et celle où l’intervention de Fast est la plus explicite. À l’aide d’une transcription de journaux télévisés d’environ dix mille mots, Fast a prélevé dans les clips des présentateurs de CNN des fragments composés d’un seul mot. En tant qu’artiste, Fast sait que la forme peut fonctionner séparément du fond, et que la signification des actualités peut se trouver radicalement modifiée si leur contenu est détaché du bulletin. En interrompant le flot télévisuel et en composant de nouvelles phrases au moyen de mots séparés, Fast fait réfléchir les spectateurs sur le pouvoir des médias censés dire la vérité. À cet égard, il est intéressant d’examiner le langage des bulletins d’actualités, en particulier le rôle des présentateurs. Ceux-ci « présentent » l’information avec objectivité et sont donc perçus comme des références en matière de véracité, devenant ainsi des figures d’autorité. Le projet de Fast détache les mots de cette source de référence, afin de subvertir l’authenticité et l’autorité du texte officiel, et de son agent. Dans la phraséologie mot à mot des actualités, des voix parallèles émergent au sein du texte, reformulant les évènements extérieurs en un monologue intérieur de pensées dissociées. À qui s’adressent ces voix, et comment la voix factuelle des informations se retrouve-t-elle transposée dans une combinaison de plaisanteries, d’accusations et d’angoisses post-11 septembre ? La voix lisant le texte fait par exemple une déclaration qui pourrait être une stratégie méthodologique pour l’art contemporain en général, ou une confession autoréflexive de Fast en particulier : « Il-est-tellement-difficile-de-croire-en-quelque-chose-sans-chercher-son-potentiel-déstabilisateur. » Autant CNN Concatenated est une oeuvre qui joue sur les mots, autant elle joue sur l’espace entre les mots et sur les pauses dans l’élocution, créant un effet d’anticipation. Or les esprits étaient évidemment enclins à des anticipations angoissées après le 11 septembre. À travers des images reconnaissables du désastre qui se succèdent sur l’écran, le discours saccadé et les pauses inquiétantes d’une narration réorganisée, Fast suscite chez le spectateur un sentiment d’anxiété en écho à cette époque troublée.
Five Thousand Feet is the Best (2011) est une œuvre vidéo basée sur les entrevues de Fast avec un pilote de drone American Predator. Son point commun avec l’œuvre décrite ci-dessus est l’emploi d’écrans de télévision ou de moniteurs comme intermédiaires entre le spectateur et la réalité. La différence fondamentale concerne les conséquences mortelles de cet usage de l’écran par le pilote. Devant la caméra, celui-ci était d’accord pour parler des aspects techniques de son travail. Hors caméra, il a dévoilé les conflits psychologiques provoqués par l’élimination à distance à la fois de militants et de civils, ainsi que les cauchemars et le « stress virtuel » provoqués par le trouble posttraumatique dont il souffre. Les drones sont une composante de plus en plus importante de la guerre technologique.2 Fast attire notre attention sur cette problématique et fait ressortir les disjonctions psychologiques et géopolitiques entre une base militaire située à une heure de Las Vegas, au Nevada, où sont basés les pilotes de drones américains, et les emplacements au Pakistan, au Yémen et en Afghanistan d’où partent les drones.
Dans cette œuvre, des histoires parallèles oscillant entre des scénarios réels ou imaginés sont reprises dans une construction en boucle. Des échanges entre un pilote de drone et un journaliste fictifs sont répétés presque mot à mot à trois reprises, et le témoignage du vrai pilote est intercalé entre ces trois entrevues. Le principe de la vidéo en boucle est devenu un standard dans les galeries, car il fournit de multiples points d’entrée et de sortie aux spectateurs visitant l’exposition. Ici, plus qu’une forme logistique, la narration en boucle est une partie intégrante de l’œuvre : elle permet à Fast de réordonner le temps en nous donnant la possibilité de rejouer les séquences clés, de réexaminer de façon critique nos propres souvenirs de ce qui est représenté dans la vidéo et de réfléchir sur notre compréhension de ce qui est réel ou non.
Pour protéger l’anonymat du véritable pilote, sa voix a été modifiée artificiellement, son visage est flou et ses commentaires hors caméra se font entendre hors champ. L’usage de la voix « off » et l’effet de flou volontaire sur un visage sont des techniques courantes dansle journalisme d’investigation et le documentaire de témoignage. Pour les spectateurs, ces procédés sont un indice de réalité. Or lavoix hors champ, ou voix de « Dieu omniscient », est souvent dénigrée par les réalisateurs de documentaires plus progressistes, car elle est généralement synonyme de pouvoir, d’autorité, de stéréotypes masculins et d’anonymat. Kaja Silverman remarque que dans les films hollywoodiens, « le sujet masculin trouve son incarnation idéale lorsqu’on l’entend sans le voir. »3 Bien qu’il ne s’agisse ici ni d’un film hollywoodien ni d’un documentaire, mais d’une œuvre d’art critique, la voix omnisciente devient celle de l’observateur qui voit tout depuis le ciel, synonyme d’une présence militaire invisible, mais constante.
Les réflexions du pilote sur les attaques de drones et le ciblage des insurgés ennemis au Pakistan sont accompagnés par de magnifiques plans nocturnes d’une Steadicam survolant les lumières scintillantes du strip de Las Vegas, de vues diurnes d’un cimetière du nord-est américain et de scènes tournées dans la banlieue de Las Vegas. Fast prend le contre-pied de nos attentes avec ces échanges proches du documentaire, en nous montrant des images des États-Unis au lieu des territoires lointains surveillés par le drone. En contrepoint, le pilote fictif raconte l’histoire d’une famille américaine partant en vacances : sur une route désertique, ils croisent trois Américains « redneck » stéréotypés, qui creusent en bordure du chemin. L’un est décrit comme portant un « couvre-chef traditionnel » (une casquette de baseball) et les deux autres « portent des vêtements typiques des tribus vivant plus au sud. » Un drone transmet la scène à vol d’oiseau, pendant qu’un missile Hellfire « touche le sol avant que quiconque puisse réagir. » Par le biais de cette substitution, les paysages du Pakistan et du Nevada se confondent, tout comme les rôles des victimes et des auteurs des agressions. La voix hors champ conclut : « Voir le monde à vol d’oiseau aplatit les choses, mais les rend aussi plus nettes ; les relations deviennent plus claires ». Dans ces jeux de juxtaposition, à la fois réalistes et ouvertement fictionnels, Fast nous rappelle que la militarisation n’est pas un phénomène limité aux zones de guerre, sans lien avec nos existences : dans un contexte de militarisation mondiale, tel qu’exemplifié par les attaques de drones, les relations entre ici et là-bas sont inextricablement liées et tissées, souvent de façon invisible, dans la trame d’une communauté devenue planétaire.
L’œuvre la plus récente de cette exposition, Continuity (2012), a été réalisée pour Documenta 13. Tandis que les deux autres œuvres jouent sur le lien entre réalité et fiction, ou utilisent des formes documentaires pour citer le réel, ici la réalité est reléguée à l’arrière-plan. Ce film de quarante minutes, mélodramatique et bénéficiant d’une production impeccable, met en scène un couple allemand contemporain ayant perdu un fils à la guerre. À trois reprises, le couple se rend en voiture jusqu’à la gare de train locale pour y accueillir le fils. Bien que cette œuvre soit explicitement fictionnelle, l’uniforme de l’armée allemande Bundeswehr orné du blason de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), porté par trois acteurs différents, inscrit ces retours dans le contexte de la guerre en Afghanistan. Les parents s’efforcent de reprendre là où ils en étaient restés, en conduisant leur fils à la maison et à sa chambre, « intouchée depuis son départ. » Ils s’attablent ensemble pour un souper qui bascule dans l’étrangeté à mesure que des éléments incongrus font leur apparition – un globe oculaire flotte dans un verre de vin, des asticots grouillent dans les pâtes. Une sombre atmosphère d’inceste imprègne la fausse réunion familiale, où le fils disparu est successivement remplacé par trois jeunes hommes en uniformes militaires : le père les inspecte physiquement ; la mère donne à l’un d’eux un baiser érotique, et en rejoint un autre dans son lit.
Dans cette œuvre, la mise en boucle prend une dimension psychologique. La scène du retour du fils est hantée par le retour douloureux du traumatisme. Dans la pénible répétition qui s’ensuit, le retour à la normalité ou, comme le suggère le titre, la continuité, s’avère impossible. La boucle narrative qui amène le couple à retourner à la gare pour rejouer une scène de réunification familiale dramatise la répétition du traumatisme et le retour obsessif à une expérience de perte non résolue. Avec chaque retour à la gare, les morts qui sont le complément réprimé de la guerre s’entassent, littéralement, dans une fosse non loin de la route. En faisant semble-t-il explicitement référence à la compilation photographique grand format de Jeff Wall, Dead Troops Talk (A Vision After an Ambush of a Red Army Patrol near Moqor, Afghanistan, Winter, 1986) (1992), Fast nous montre une fosse remplie de soldats décédés, où un civil afghan solitaire récupère les armes dont ils n’auront plus besoin. Le couple allemand est conduit à la fosse par un chameau échappé qui marque un autre retour déstabilisant : lorsque cet animal, provenant de l’autre partie du monde où se déroule le conflit, s’introduit dans la scène, « l’Allemagne et l’Afghanistan subissent une sorte d’implosion », selon Fast.4 Cette œuvre peut se lire comme une exploration psychique et ouvertement imaginaire des enchevêtrements géopolitiques impliqués par Five Thousand Feet is the Best. Dans chacune de ces deux œuvres, des zones de conflit actuel sont juxtaposées, les vivants et les morts se côtoient, et les conséquences cauchemardesques de nos relations planétaires deviennent plus claires.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 L’expression « proche du documentaire » renvoie à des œuvres d’art contemporain qui mêlent réalité et fiction pour produire des images et des scénarios narratifs qui, sans être entièrement vrais, sont plausibles. Voir Robert Enright, « The Consolation of Plausibility », entrevue avec Jeff Wall, Border Crossings, vol. 19, 2000, p. 50; Okwui Enzewor, « What Is It? The Image, Between Documentary and Near Documentary », dans Claire Gilman et Margaret Sundell (ed.), The Storyteller, New York, Independant Curators International, 2007, p. 72-82.
2 Dans une excellente publication qui accompagnait cette exposition à The Contemporary Art Gallery Power Plant, David Rohde rapporte qu’au cours des trois dernières années, l’administration Obama a conduit plus de cinq fois le nombre d’attaques de drones que n’en avait approuvé l’administration George W. Bush. Voir David Rohde, « The Obama doctrine: How the President Drone War is Backfiring », dans Milena Hoegsberg et Melanie O’Brian (ed.), Omer Fast: 5000 Feet is the Best, Berlin, Sterngerg Press, 2012, p. 63.
3 Kaja Silverman, The Acoustic Mirror: The Female Voice in Psychoanalysis and Cinema, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1988, p. 164.
4 Omer Fast, dans « Omer Fast and Chris Paulen: A Conversation », Wexner Center for the Arts http://wexarts.org/wexblog/?m=201207)
Blake Fitzpatrick est professeur et directeur du programme de baccalauréat en Documentary Media (dans le cadre de la maîtrise en beaux-arts) à Ryerson University. Ses pistes de recherche comprennent la représentation photographique de l’ère nucléaire, les réponses visuelles au militarisme contemporain et les paysages dévastés dans la photographie contemporaine. Ses écrits et son oeuvre visuelle ont parus dans les revues Public, Topia, History of Photography, Fuse Magazine, Geist et Ciel variable.