[Automne 2013]
Depuis les années 1990, les pratiques artistiques spatiales – une catégorie qui s’est élargie pour inclure l’installation, les environnements architecturaux, les interventions relationnelles, l’exploration esthétique des technologies de localisation automatisée et en temps réel (GPS, extension des téléphones intelligents), et des technologies de réalité augmentée – ont élaboré une redéfinition importante du rapport art/espace public. Alors que les stratégies esthétiques des années 1970 et 1980 privilégiaient la démythologisation critique de l’espace public – une pratique qui a pris diverses formes telles que la site-specificity, la critique institutionnelle et l’analyse néomarxiste des conflits sociaux sous-jacents aux lieux publics –, l’art récent tend plutôt a privilégier l’activation affective de l’espace. Pensons aux environnements urbains relationnels de Rafael Lozano-Hemmer dans lesquels le passant est invité à utiliser son téléphone intelligent pour transmettre un message personnel en ligne et l’entendre quelques minutes plus tard diffusé dans un espace public, modulant (par les intonations de la voix) les faisceaux de lumiére projetés dans l’espace (Open Air, 2012).
[…] la promenade vidéo canalise le mouvement (dans le triple sens du terme identifié plus haut) pour transformer un espace public apparemment banal en un espace historique […]
Ce type d’activation affective s’amorce souvent à même des pratiques participatives dans lesquelles le spectateur contribue (de facon plus ou moins réussie, selon le cas) a la création de l’œuvre. Il est aussi largement tributaire d’explorations médiatiques qui tendent à dissoudre la distinction établie par le philosophe Thierry Paquot entre espace public (« le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées que la publicité s’efforce de rendre publiques, mais aussi une pratique démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue ») et espaces publics (« les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, … bref, le réseau viaire et ses à-côtés qui permettent le libre mouvement de chacun, dans le double respect de l’accessibilité et de la gratuité»).1 De par leur mobilité, les médias peuvent aller de pair avec l’espace public : ils peuvent être utilisés pour faire circuler différents points de vue.
Pour mieux saisir cette mutation, cet article se penche sur une œuvre médiatique participative qui explore le mouvement – la mobilité des médias, le mouvement du spectateur dans l’espace et le mouvement de l’image et du son – comme une modalité d’historicisation affective de l’espace public : la promenade vidéo Alter Bahnhof Video Walk de Janet Cardiff et George Bures Miller présentée en 2012 à la documenta (13). Cette réalisation innove dans sa façon d’historiciser un lieu dont l’histoire n’est plus visible ou est en voie d’être négligée. Conçue pour un site spécifique – l’ancienne gare, par ailleurs toujours active, de Cassel –, la promenade vidéo canalise le mouvement (dans le triple sens du terme identifié plus haut) pour transformer un espace public apparemment banal en un espace historique dont l’histoire est sentie par le promeneur plutôt que représentée, démythologisée ou interprétée. Le mouvement devient ici un joueur clé de ce déploiement par lequel l’oubli, ce que l’historien Paul Ricœur a désigné comme « l’emblème de la vulnérabilité de la condition historique tout entière »,2 est confronté, remis en question, même contrecarré.
Alter Bahnhof Video Walk a été créée pour la Hauptbahnhof. Le visiteur est invité à circuler dans la gare, muni d’un iPod et d’écouteurs, guidé par l’écran transmettant des images préenregistrées de la gare ainsi que par une bande sonore composée de sons préenregistrés du lieu et de la voix de Cardiff. Cardiff nous propose un récit d’apparence autobiographique mais imprégné d’une aura de fiction et de film noir. Ce récit est composé de fragments d’histoires personnelles, d’observations et d’impressions mais aussi de directives qui orientent le promeneur à travers la gare. Cardiff nous parle de son arrivée à Cassel et du plaisir qu’elle a à observer les passants d’une gare. Elle identifie des objets, des personnes (musiciens, une ballerine) et différents secteurs de la gare ; elle nous demande de bien regarder. Dans ce va-et-vient de notre regard entre l’espace préenregistré visible à l’écran et l’espace physique que nous traversons, les objets et lieux persistent mais les personnes disparaissent. L’écran agit donc à la fois comme une caméra (le promeneur a souvent l’impression de filmer l’endroit en temps réel), une archive (les images témoignent de ce que Cardiff a vu mais que nous ne verrons jamais, puisqu’elles sont un document du passé) et de distraction (notre regard est happé par l’écran, au risque de fragiliser notre déplacement). Cardiff commence peu à peu à se référer – une référence qui sera active jusqu’à la fin de ce parcours de vingt-quatre minutes – à l’histoire de Cassel pendant la Deuxième Guerre mondiale. On entend un homme parler des bombardements de Cassel ; Cardiff nous guide vers un monument dédié à la mémoire de l’Holocauste et puis vers différents quais. Elle parle de sa peur des trains, se remémore un rêve et évoque la difficulté des humains à abandonner leurs souvenirs. Elle nous amène au quai no 13, celui depuis lequel les Juifs ont été déportés (explique Cardiff) vers les camps de concentration.
Si nous parlons d’historicisation affective de la Hauptbahnhof, c’est que notre déplacement et le récit (même fragmenté) de Cardiff nous y préparent. Le promeneur est invité à connaître l’ancienne gare de Cassel en y circulant, et le récit fournit quelques données historiques au promeneur. Mais la charge affective se vit autour du quai 13, là où la bande sonore binaurale s’amplifie du bruit de trains en mouvement et de passants pressés, pour transformer le lieu en un espace corporel et sensoriel à forte intensité affective. Le binaural est une méthode d’enregistrement qui capte le passage du son d’une oreille à l’autre. Rejoué dans les écouteurs, l’enregistrement crée une sensation stéréophonique tridimensionnelle donnant à l’auditeur la sensation d’être dans l’espace même où les évènements se sont passés. Le son binaural est considérablement puissant, surtout lorsque l’on se trouve dans le lieu où les sons ont été enregistrés (ce qui est le cas d’Alter Bahnhof Video Walk), car il tend à actualiser un continuum, parfois même une confusion, entre les sons préenregistrés et les sons réels, l’espace transmis par les écouteurs et celui dans lequel se trouve l’auditeur, l’audible et le visible, et conséquemment le passé et le présent de la gare de Cassel, les victimes de l’Holocauste et le promeneur de 2012. Pendant ces quelques secondes, l’histoire (celle de la gare Hauptbahnhof) est vécue affectivement : elle se matérialise par l’affectivité.
Un courant phénoménologique important en science cognitive permet de préciser le rôle du mouvement dans ce processus d’historicisation affective. Le modèle de perception élaboré par le philosophe Alva Noë, par exemple, décrit l’expérience perceptive comme une action tactile, dont le contenu est conditionné non seulement par le corps en mouvement (par ce que l’on fait) mais aussi par nos capacités sensorimotrices (par ce que nous savons du comment faire).3 Ce courant affirme que le mouvement est « une source générative de concepts spatiaux » (tel que le dedans, le lointain et le proche). Pour la philosophe et théoricienne en danse Maxine Sheets-Johnstone, notamment, « [l]es études menées selon une perspective expérientielle montrent que nous assemblons le monde dans son sens spatial par le mouvement, et ce, depuis notre naissance. Les concepts spatiaux émergent par kinesthésie et dans notre capacité corrélative de penser en mouvement ».4 Les études en science cognitive soutiennent enfin que les différents instruments (cartes, crayons, iPod et iPhone, par exemple) que nous utilisons pour percevoir, penser et se remémorer un environnement peuvent être considérés comme faisant partie du substrat requis pour les activités cognitives.5 Alter Bahnhof Video Walk contribue de façon importante à ce courant de pensée : la promenade promeut le mouvement dans toutes ses facettes – la mobilité du iPod, la circulation du promeneur dans l’ancienne gare et le mouvement de l’image et du son – et c’est par lui que l’espace public s’historicise peu à peu. Le mouvement amplifie la perception de l’espace que l’on parcourt. Ce contact amplifié avec l’espace prépare l’expérience affective du quai 13 et de ses alentours, véritable moment d’historicisation de la gare.
Mais qu’entendons-nous au juste par affect ? Et en quoi l’expérience d’historicisation du site est-elle affective ? Bien que la définition de l’affect soit loin d’être unanime (si l’affect est bien une réaction à un stimulus, cette réaction est-elle pré- ou post-cognitive, non-consciente, inconsciente ou consciente ?) et que l’affect soit trop souvent confondu avec le sentiment ou l’émotion, sa formulation deleuzienne s’est considérablement confirmée depuis la fin des années 1980. Brian Massumi définit l’affect deleuzien comme une intensité pré-personnelle, laquelle correspond au passage d’un état expérientiel du corps à un autre. Cette intensité « sous-tend une augmentation ou une diminution de la capacité du corps à agir ».6 Eric Shouse, théoricien en communication, précise que l’affect (toujours dans la perspective deleuzienne) « est une expérience non-consciente d’intensité. C’est un moment potentiel non-formé et non-structuré… L’affect est la façon qu’a trouvée le corps de se préparer pour l’action dans une circonstance donnée en ajoutant une dimension quantitative d’intensité à la qualité d’une expérience ».7 Ainsi défini, l’affect précède la conscience et la volonté. Il ne peut jamais être complètement représenté par le langage, bien qu’il ait le pouvoir d’amplifier la conscience qu’a le spectateur de son état biologique.
Alter Bahnhof Video Walk comporte les conditions de possibilité d’une affectivité désignée en ces termes. Alors que le promeneur évolue autour du quai 13, les sons binauraux facilitent l’émergence d’intensités résultant d’un champ de forces qui tend à fusionner le présent et le passé, le promeneur et le Juif déporté. Cette quasi-fusion affective ne correspond pas à une identification idiopathique (l’absorption de l’autre par le soi) ou hétéropathique (l’identification avec l’autre comme autre).8 L’expérience correspond davantage à l’injection d’une quantité d’intensité à la qualité d’un parcours – une injection qui engendre une forme d’empathie non personnelle qui agit le promeneur plutôt que d’être agie par lui. Ce champ de forces initie l’entremêlement du passé et du présent dans lequel le promeneur pourra ressentir (ce développement n’est jamais assuré) ce que pouvait ressentir l’autre (le Juif de Cassel, funestement soumis à la possibilité d’une déportation génocidaire lors de la Shoah). Cet autre, il n’est pas représenté, mais corporellement ressenti. C’est ainsi – par le mouvement et tout particulièrement par l’affect en tant que mouvement – qu’Alter Bahnhof Video Walk (et d’autres pratiques spatiales actuelles dont cette promenade vidéo est un exemple clé) historicise l’espace. Dans cette esthétique, l’oubli comme « emblème de la vulnérabilité de la condition historique tout entière »,9 est confronté et potentiellement renversé.
2 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 374-375.
3 Alva Noë, Action in Perception, Cambridge, MA, MIT Press, 2004, p. 57.
4 Maxine Sheets-Johnstone, « Thinking in Movement: Further Analyses and Validations », dans John Stewart, Olivier Gapenne et Ezequiel A. Di Paolo, dir., Enaction: Toward a New Paradigm for Cognitive Science, Cambridge, MA, MIT Press, 2010, p. 167. Notre traduction.
5 Sur ce point, voir Noë, Action in Perception, op.cit. ; Andy Clark, Supersizing the Mind: Embodiment, Action, and Cognitive Extension, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; et Mark Rowlands, The New Science of the Mind: From Extended Mind to Embodied Phenomenology, Cambridge, MA, MIT Press, 2012.
6 Brian Massumi, « Notes on the Translation and Acknowledgements » dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, A Thousands Plateaus, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987, p. xvii. Notre traduction.
7 Eric Shouse, « Feeling, Emotion, Affect », M/C Journal, 8(6), décembre 2005. Consulté le 21 janvier 2013 de http://journal.media-culture.org.au/0512/03-shouse.php. Notre traduction.
8 Kaja Silverman, Male Subjectivity at the Margins, Londres et New York, Routledge, 1992, p. 205.
9 Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit.
Christine Ross est professeure et titulaire de la Chaire James McGill en histoire de l’art contemporain au Département d’histoire de l’art et d’études en communication de l’Université McGill. Elle est aussi directrice de Media@ McGill, un centre de recherche interdisciplinaire sur l’étude du rapport média, technologie et culture. Elle a publié, entre autres : The Past is the Present; It’s the Future too: The Temporal Turn in Contemporary Art (2012) et The Aesthetics of Disengagement (2006).