[Automne 2013]
La récente exposition de Lynne Cohen au Musée d’art contemporain de Montréal1 Faux indices nous a offert bien plus qu’un ensemble magistral et captivant de photographies grand format consacré aux espaces intérieurs. En effet, les titres des vingt-cinq épreuves chromogènes et des quinze tirages gélatino-argentiques présentés ici (comme la plupart de ses photographies) déjouent toute connotation documentaire. Cette exposition réaffirme que le travail de Cohen se situe au-delà du documentaire : il nous parle de la photographie, de l’art, et de son regard infaillible et inimitable sur les détails des lieux qu’elle photographie. Mais c’est aussi une réflexion sur l’espace.
Organisée autour de son travail actuel, l’exposition présente une sélection d’images récentes de Cohen ponctuée par des oeuvres plus anciennes, dans le cadre d’une installation qui évite l’ordre chronologique pour privilégier les connexions formelles et conceptuelles. Cohen photographie des espaces intérieurs publics, semi-publics et privés – toujours dépourvus de présence humaine visible – où elle identifie des éléments concrets porteurs de codes spécifiques renvoyant à l’histoire de l’art ; leur lecture est facilitée par l’ampleur des tirages qui nous révèlent ces divers espaces. Cohen a pratiqué la sculpture avant de se consacrer à la photographie d’intérieurs au début des années 1970. Cette influence se fait sentir dans toute son œuvre, qui est remarquable par sa tridimensionnalité et son aspect monumental ; ces deux qualités sont devenues emblématiques de son travail photographique.
Les espaces méticuleusement cadrés par Cohen peuvent être banals et ordinaires au premier coup d’œil, comme une salle de classe ou une entrée d’immeuble ; ils peuvent aussi être privés et secrets, comme un champ de tir ou un laboratoire. La précision du cadrage, le choix impeccable de l’angle et la parfaite maîtrise des détails techniques transforment ces intérieurs en images marquantes – souvent photogéniques – qui explorent la frontière entre les composants présents et construits. Ce processus créatif traduit la fascination de Cohen pour l’assemblage d’éléments qui composent ou décorent chacun de ces espaces. Pourtant elle ne se considère pas comme une photographe documentaire, et ses espaces ne sont pas reliés à une synthèse documentaire ou une topographie des paysages intérieurs, mais à ce qu’elle pense,2 obtenant des photographies où le spectateur est attiré sous la surface de l’image, à l’intérieur de l’illusion. Les lieux qu’elle photographie, connotés comme des « ready-made »3, combinent des éléments distincts – un encadrement de porte, une prise de courant ou un appareil d’éclairage, pour n’en nommer que quelques-uns – où des fragments du quotidien sont transposés dans des installations trouvées. Elle écrit ainsi dans le catalogue de l’exposition, Untitled (Waves) (2003) : « Aucun des endroits que je photographie ne semble réel ; mais, à bien y penser, peu de choses ont l’air vraies lorsqu’on les regarde avec du recul… je trouve presque toujours quelque chose d’étrange à leur montrer : une lampe, une prise de courant ou une bouche d’aération disposées de façon maladroite. Je voudrais que les gens voient les choses comme si c’était la première fois et qu’ils remarquent ce qu’elles ont de déroutant. »4
L’exposition est organisée suivant le sens inverse des aiguilles d’une montre ; répartie dans trois grandes salles contiguës, elle culmine en une expérience visuelle formellement complexe. Les imposantes photographies de Cohen, élégamment encadrées, sont espacées de manière à pouvoir être regardées individuellement sans rompre la continuité de l’exposition. La série de tirages couleur est ponctuée par des images en noir et blanc stratégiquement placées. J’ai été captivé par une séquence de trois images située vers le milieu de l’exposition. Ce mur m’a rappelé un autel de la Renaissance un triptyque où des sujets fréquents chez Cohen – un écran, un couloir inquiétant, un champ de tir intérieur – sont représentés individuellement dans chacune des images.
Au centre, Untitled (Submarines) (2006) montre un trio de sous-marins en tissu noir décorant le mur jaune canari d’une salle carrelée non identifiée. Le seuil de la pièce est visible en partie sur la droite de l’image, contrebalancé sur la gauche par une trappe dans le sol. Comme le remarque Cohen, le grand sous-marin placé directement au-dessus des deux plus petits évoque l’idée de « famille », un thème iconique dans l’histoire de la photographie moderne, exemplifiée par l’exposition Family of Man au Museum of Modern Art de New York en 1955.5 Les lieux de passage de chaque côté de l’image sont une référence saillante au dualisme entre « ici et ailleurs » de la psyché canadienne, thème récurrent dans la photographie au Canada depuis les années 1950 ;6 ils facilitent également le lien visuel avec les tirages gélatino-argentiques placés de chaque côté.À droite, un écran de projection blanc occupe le centre de la photographie intitulée Untitled (White Screen) (2005). L’écran domine une pièce dont les murs latéraux sont recouverts de filets de camouflage drapés sur des casiers métalliques. Le grand rectangle blanc et brillant fait écho au reflet du plafonnier sur les carreaux jaunes de la photographie voisine, tandis que la surface de l’écran, avec ses images latentes, devient un substitut conceptuel au papier photosensible sur lequel l’image est imprimée.
Police Range (1990), qui forme la partie gauche du triptyque, est une photographie plus ancienne offrant beaucoup plus de profondeur que les deux autres, le spectateur ayant l’impression d’être à l’intérieur de l’espace représenté : un couloir de tir où les cibles sont deux hommes d’affaires représentés sous le mode de la bande dessinée, qui font face à l’objectif. Les cibles et les personnages de bande dessinée sont des thèmes récurrents dans l’art occidental des années 1960 et 1970.7 L’apparition de ces personnages dans l’étroit couloir accentue la tension psychologique créée par la succession d’espaces dépourvus de présence humaine.
L’orientation conceptuelle affirmée des photographies de Cohen, conjuguée à son souci constant d’éviter toute identification précise de ces endroits, signifie que ses intérieurs peuvent être synthétisés comme des espaces plutôt que des lieux. La notion d’hétérotopie est importante ici. Une hétérotopie, d’après Michel Foucault, peut être un seul espace réel juxtaposant plusieurs espaces distincts, pénétrable mais sans être aussi accessible qu’un espace public. Les spas, écoles de police, salles d’entraînement militaire, halls d’hôtels, clubs masculins privés et autres espaces non publics ou semi-privés qui reviennent dans l’œuvre de Cohen en sont des exemples significatifs. Selon Foucault, les hétérotopies temporelles, telles que les musées, rassemblent dans un même lieu des objets de différentes époques et différents styles : « L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. »8 Les espaces que Cohen expose dans ses photographies deviennent des mises en abîme, à travers lesquelles la destination ultime du musée – un espace au sein d’un lieu – ancre les images de Faux indices dans un univers où la matérialité des objets se superpose à leurs référents en histoire de l’art. Cohen démontre avec cette exposition que sa maîtrise du vocabulaire photographique et son étude assidue de ces intérieurs lui permettent de nous emmener bien au-delà du premier regard.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 Lynne Cohen, False Clues/Faux indices, commissaire François LeTourneux, Musée d’art contemporain de Montréal, du 7 février au 28 avril 2013. Catalogue également disponible.
2 Lynne Cohen citée par Ann Thomas, No Man’s Land: Les Photographies de Lynne Cohen, trad. Jean-François Allain (Paris, Thames and Hudson, 2001), p. 25.
3 Voir Ann Thomas, « S’approprier le quotidien », in No Man’s Land: Les Photographies de Lynne Cohen, trad. Jean-François Allain (Paris, Thames and Hudson, 2001), p. 12.
4 Lynne Cohen et François LeTourneux, Faux indices (Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 2013), p. 8.
5 Ibid., p. 38.
6 Voir Penny Cousineau-Levine, Faking Death: Art Photography and the Canadian Imagination (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2013).
7 Parmi les plus connus sont les cibles sculpturales de Jasper Johns et le Pop Art de Roy Lichtenstein reprenant les styles de la bande dessinée.
8 Michel Foucault, Dits et écrits (1984), « Des espaces autres » n° 360, p. 752-762, Paris, Gallimard, 1994 (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, p. 46-49.
Philippe Guillaume est artiste et photographe. En 2012, il a terminé une maîtrise interdisciplinaire en photographie et histoire de l’art à l’Université Concordia, dans le programme de recherche Special Individualized Program (SIP). Sa recherche associe la marche, la photographie et les espaces publics dénués de présence humaine. Il est membre du groupe de recherche sur l’histoire de la photographie canadienne (Canadian Photography History Research Group) lié au département d’histoire de l’art de l’Université Concordia.