Par Zoë Tousignant
Offrir un cadre conceptuel assez vaste pour réunir un grand nombre d’œuvres très diversifiées, tout en orientant leur lecture par un point de vue original, est toujours un défi à relever pour les biennales thématiques. Rarement le Mois de la Photo à Montréal a-t-il offert une démarche commissariale aussi cohérente et forte que cette fois-ci, intitulée Drone : l’image automatisée. Organisée par le Britannique Paul Wombell, historien et théoricien de la photographie, précédemment directeur d’Impressions Gallery à York (1986-1994) et de la Photographer’s Gallery à Londres (1994-2005), Drone présentait le travail de vingt-six artistes et collectifs d’artistes réparti dans quatorze lieux, auxquels s’ajoutaient deux projections de film. Plusieurs causeries d’artistes et tables rondes étaient au programme, remplaçant l’habituelle journée de conférences éruditess, et reflétant l’accent mis sur l’expression des artistes exposés.
Le rapport entre la technologie et l’agentivité était au centre de la thématique de cette années. Lors d’une entrevue qu’il m’a accordée en septembre, Wombell expliquait son désir de reconsidérer l’histoire de la photographie dans une perspective beaucoup plus globale et sa durée étendue de 175 ans –, en envisageant l’appareil photo comme témoignant d’une révolution capitale dans un millénaire d’évolution technologique. Il fonde par ailleurs son approche sur les principes de l’ontologie orientée vers l’objet, du réalisme spéculatif et du nouveau matérialisme, qui, ensemble, mettent en question la perspective anthropocentrique de la philosophie occidentale traditionnelle. Transposées à la technologie, et plus spécifiquement à la photographie, ce point de vue cherche à interroger le degré d’agentivité de –l’appareil, au-delà de l’intervention humaine. Selon Wombell « l’appareil photo a une vie bien particulière. Il a son propre espace, sa propre façon de travailler. Il est fait par l’homme, mais c’est aussi lui qui nous fait. »
Bien que figurant seulement dans quelques-unes des œuvres présentées, le drone symbolisait les dispositifs technologiques – ce que l’on pourrait appeler des « structures de vision » – qui opèrent de manière autonome et qui semblent penser par elles-mêmes, ou selon leur propre logique. Même si nous sommes, en tant qu’humains, les architectes de ces structures, elles donnent l’impression d’acquérir une vie propre une fois introduites dans notre monde ; elles deviennent des représentants d’une autre espèce. Au lieu d’exercer un contrôle sur la technologie, nous cohabitons avec elle, qu’elle soit amie ou ennemie. L’idée que les appareils photo et caméras de toutes sortes ne font pas seulement partie de notre quotidien, mais qu’ils jouent un rôle majeur dans notre manière de percevoir et d’être perçus parcourait enfiligrane toutes les expositions de la biennale.
Le corps de l’appareil. L’un des effets de cet ensemble d’expositions sur le visiteur était une prise de conscience grandissante de ce qu’implique l’action des appareils et autres formes de matériel photographique, à la fois représentés et physiquement présents dans de nombreuses œuvres. La série de Michel Campeau Splendeur et fétichisme industriels. La collection Bruce Anderson (2013), exposée au Musée des beaux-arts de Montréal, constituait en quelque sorte le point névralgique de ce courant conceptuel. C’était un réel plaisir de contempler ces images, dont chacune montrait un objet issu de l’ère de la photographie analogique, présenté sur un fond noir et éclairé de façon à souligner sa texture, sa masse et sa couleur. Le spectateur était invité à considérer les caractéristiques de chaque objet – les craquelures du cuir, la brillance du métal, les lettres incurvées d’un nom de marque – et le fait que ces spécimens appartiennent à des espèces disparues. Soulignant leur obsolescence, Campeau a choisi de ne pas inclure les marques ou les modèles les plus célèbres de l’histoire de la photographie, dont la collection Bruce Anderson contient certainement de nombreux exemples. Cette époque révolue n’est donc pas simplement celle d’une technologie, mais celle d’une industrie véritable – et décentralisée.
Ce qu’implique l’idée selon laquelle les appareils photo ont une personnalité était également apparent dans le travail de l’artiste finnoise Elina Brotherus, exposé par Optica, et particulièrement dans sa vidéo Artists at Work (2010), qui la montre en train de poser pour deux peintres masculins ; leurs nombreuses représentations d’elle, toujours dans la même pose, s’accumulent dans le studio au fur et à mesure qu’elles sont produites. Bien que Brotherus soit chaque fois dans le cadre, elle est accompagnée par ses deux appareils photo, installés sur des trépieds, qu’elle utilise régulièrement pour documenter le tout – inversant ainsi les rôles d’observateur et d’observé. Les appareils de Brotherus, qui apparaissent à côté d’elle dans certains portraits peints par les deux hommes, sont ses outils, mais ils semblent aussi agir en tant que gardiens, figurant une protection invisible autour du corps minutieusement observé de l’artiste.
Un jeu d’optique similaire était à l’œuvre dans Exposure #55 : Munich, Waisenhausstrasse 65, 01.17.08, 1:55 p.m. (2008), installation photographique de Barbara Probst, qui travaille à Munich et à New York et qui faisait partie des quatre artistes présentés par VOX. Composée de douze images prises simultanément par douze appareils, l’installation était exposée dans une pièce étroite rappelant l’espace confiné de l’appartement vide où se situait la scène. Les principaux sujets de l’artiste sont une femme et une fillette, mais on remarque aussi les appareils photo qui les captent depuis des points de vue variés, parfois gênants (indiscrets ou exagérément proches). Tout en attirant notre attention sur la subjectivité et l’instabilité de la perception, Probst rend également manifeste l’ubiquité des appareils qui nous regardent.
C’est peut-être dans le travail de Véronique Ducharme, montré dans la petite salle de la Galerie B-312, que la présence physique du matériel photographique était la plus perceptible. Sous la forme d’une projection de diapositives, Encounters (2012-2013) est une installation habilement chorégraphiée utilisant des projecteurs 35 mm – provenant apparemment d’une présentation d’Expo 67 – installés au centre de la pièce et affichant de façon intermittente, sur deux murs, des images d’animaux prises dans la nature par un appareil photo de surveillance. Réagissant au mouvement des bêtes sauvages qui s’en approchent, cet appareil autonome capte les animaux tels qu’ils apparaissent en l’absence de conscience humaine. La force de l’œuvre est accentuée par la localisation des projecteurs, puisque le spectateur doit se mettre près d’eux pour avoir une vue complète des images, ce qui le plonge dans l’intimité physique de leur fonctionnement. Les bruits et la chaleur des projecteurs rappellent ceux d’un fusil, plaçant ainsi le spectateur dans le rôle du prédateur.
[…] Wombell expliquait son désir de reconsidérer l’histoire de la photographie et ses 175 ans d’existence dans une perspective beaucoup plus globale, en envisageant l’appareil photo comme témoignant d’une révolution majeure dans un millénaire d’évolution technologique.
Dispositifs invisibles. L’invisibilité ou l’intangibilité de telles « structures de vision » constituait un autre courant conceptuel circulant à travers de nombreuses œuvres de la biennale. Le film de l’artiste montréalais David K. Ross Le Phare (2012) entrait dans cette catégorie, tout en soulignant la présence physique de la machine. Montré à la maison de la culture du Plateau-Mont-Royal, ce film de treize minutes donne à voir, sous divers angles, les trajets lumineux du gyrophare qui illumine chaque soir la ville de Montréal depuis le toit de la Place Ville Marie. En rendant tangible un aspect de la vie urbaine que la plupart des Montréalais ne peuvent expérimenter que de loin, comme une présence iconique mais immatérielle, Le Phare permet enfin aux spectateurs de rendre au gyrophare son regard.
Le thème d’une surveillance à la Orwell était abordé par plusieurs œuvres, dont Surveillance Panorama Project No. 4: Vienna MMIX 10008/7000, Speculative Portrait of a Society (2009-2011) de l’artiste suisse Jules Spinatsch. Ce projet imposant, présenté dans le cadre de l’exposition collective à la Fonderie Darling, consistait en 120 photographies, disposées sous forme de grille, choisies parmi les 10 008 images prises par deux caméras automatisées au bal de l’Opéra de Vienne en 2009, pendant les huit heures où se déroulait l’évènement. Les vues sélectionnées par Spinatsch illustrent l’automatisme des caméras, qui ne peuvent pas faire la différence entre les figures de la haute société viennoise participant au bal et des détails triviaux comme les particules de poussière sur un chandelier. Exemplifiant la thèse de Wombell selon laquelle les appareils agissent d’après leur propre logique non humaine, l’œuvre offre par ailleurs un tableau complexe de l’acte de surveillance, qui est en lui-même un spectacle.
Le duo WassinkLundgren, basé à Londres et à Beijing, examinait également le caractère automatique de la technologie photographique avec sa série Don’t Smile Now… Save it for Later! (2008), exposée à MAI (Montréal Arts Interculturels). Les trente-cinq photomatons ont été réalisés à divers endroits de Londres – principalement dans des centres commerciaux, des bureaux de poste et des supermarchés – en tenant un miroir devant l’objectif, pour refléter et capter les gens et les objets situés à l’extérieur de la cabine du photomaton. Inversant littéralement le principe de ce dispositif photographique, Don’t Smile Now… offre un aperçu des structures sociales dans lesquelles les photomatons sont installés, tout en mettant en évidence le faux sentiment d’intimité qui accompagne la réalisation de ce genre d’images. Les artistes ouvrent la cabine du photomaton au monde extérieur, confrontant ainsi l’appareil photo (et ses sujets) à ce qui se passe de l’autre côté du rideau.
L’exposition de Trevor Paglen, à la galerie SBC, faisait partie des rares projets où figuraient des représentations de drones. Selon le commissaire, les photographies grand format de l’artiste et géographe américain, réalisées entre 2006 et 2011, remettent en question l’idée imposée par les médias (américains) que la guerre se déroule toujours ailleurs, loin. La guerre est bel et bien à l’œuvre sur notre territoire ; les « paysages » de Paglen montrent des pans de ciel aux couleurs splendides, perturbés par la minuscule intrusion d’un drone en vol. Parallèlement à ces paysages (et à d’autres œuvres), huit épreuves albuminées montraient également des images de drones en vol, cette fois en train de survoler Indian Springs, au Nevada – le site de leur base militaire. En utilisant ce procédé du 19e siècle pour décrire la technologie actuelle, et en évoquant de plusieurs façons les photographies d’Eadweard Muybridge, Paglen semble suggérer que la photographie s’attache depuis toujours à élaborer des instruments de surveillance.
Établissant un autre lien avec le passé de la photographie, le Centre Canadien d’Architecture proposait une édifiante combinaison d’images réalisées par Donovan Wylie (Irlande du Nord) et par la photographe Ilse Bing (Allemagne), figure majeure du courant moderniste, sous le titre commun H-Block. Séparées par plus de soixante-dix ans, ces œuvres illustrent toute deux la façon dont l’État et son désir de surveillance peuvent s’immiscer dans la conception même d’un bâtiment. Wylie relate en détail le démantèlement graduel puis la destruction de la prison de Maze en Irlande du Nord au cours des années 2000, impressionnante série comparée ici à celle réalisée par Bing dans les années 1930 pour documenter le projet de logement social Henry et Emma Budge-Heim, un foyer moderniste pour les personnes âgées à Francfort. Bien que destinés à des usages différents, ces bâtiments utilisent tous les deux une configuration en H, et témoignent d’une même volonté de contrôle sur la répartition spatiale des individus. L’approche de Bing était fondée sur un idéal utopique, contrairement à celle de Wylie, mais ces deux œuvres révèlent chacune une manière de transposer l’œil omniprésent de l’appareil photo à la réalité concrète du béton.
Histoire contemporaine. Lors de notre entretien, j’ai demandé à Paul Wombell si la perspective rétrospective de cette présentation du Mois de la Photo à Montréal était délibérée. L’association de Bing et Wylie au CCA ; la juxtaposition, au Musée McCord, d’œuvres contemporaines de Mishka Henner avec les vues aériennes de Montréal datant des années 1960 et 1970 ; la projection du film de Michael Snow La région centrale, réalisé en 1971 ; le fait que plusieurs expositions incorporaient des œuvres produites durant les années 1990, tout cela a donné ici une dimension historique inhabituelle dans les biennales d’art contemporain. Confirmant mon impression, le commissaire précisa : « Je n’aime pas le mot contemporain, car il suggère que tout doit être nouveau, issu du moment présent. Les idées et les réflexions qui sous-tendent ce projet nous parlent d’aujourd’hui, mais elles remontent à des centaines, voire des milliers d’années… Il était important pour moi d’inclure des œuvres qui ont vingt ans et d’autres qui datent des années 1930… Il s’agit de discerner comment la technologie, la photographie et l’appareil photo ont fonctionné ensemble, historiquement. Le fait que nous devons repenser notre manière d’écrire sur la photographie et son histoire est l’une des composantes de ce projet. » En mettant l’accent sur le rôle que l’appareil photo – non en tant qu’outil, mais en tant qu’instrument, comme le souligne souvent Wombell – joue et a joué dans la perception humaine, Drone : l’image automatisée a composé une fascinante démonstration de l’approche avec laquelle nous devrions réexaminer l’histoire de la photographie.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Zoë Tousignant, historienne de la photographie et commissaire indépendante, travaille à Montréal. Elle a récemment achevé une thèse en histoire de l’art à l’Université Concordia. Ses recherches concernent principalement la dissémination de la culture photographique, historiquement et aujourd’hui.