[Hiver 2014]
par Isa Tousignant
Au début de l’hiver, vous verrez parfois une tache de couleur émerger des premières chutes de neige qui recouvrent les jardins : c’est un œillet. Longtemps après que les pivoines, les lys et les jonquilles ont disparu, cette fleur robuste affiche ses couleurs vives, défiant la saison mortifère. C’est donc à juste titre l’une des fleurs les plus utilisées pour les couronnes mortuaires, mais également un favori des bouquets de fête des mères et des corsages de finissantes. Sa pérennité et son refus de se faner en font un symbole idéal pour nos rites de passage.
Quand Marisa Portolese a découvert ce parterre d’œillets roses en Italie, où elle travaillait à son projet autobiographique Antonia’s Garden, elle n’a pas pu s’empêcher de le photographier. La lumière était belle, et la palette pleine de douceur : l’image était irrésistible. L’artiste ne se doutait pas que les œillets viendraient s’intégrer au corpus profondément personnel qu’elle était en train de développer. Mais durant les quatre années nécessaires à la réalisation d’Antonia’s Garden, tandis qu’elle photographiait des images, les triait, les écartait et les reconsidérait, jusqu’à obtenir sa sélection finale de trente-cinq éléments, elle poursuivait également ses recherches d’après la légende, et découvrit que les œillets roses sont apparus pour la première fois lorsque la Vierge Marie pleurait sur Jésus transportant sa croix. Les fleurs ont poussé là où les larmes étaient tombées, devenant ainsi un symbole de l’éternelle dévotion d’une mère. D’abord de foi catholique élaborant un projet axé sur les liens matrilinéaires, Portolese n’aurait pu en trouver un emblème plus approprié. Intitulée Carnations: A Mother’s Tears, l’image devint l’une des photographies les plus intensément poétiques de cette œuvre décisive.
Portolese a entamé ce corpus en 2007, aussitôt après son exposition Breathless à la Galerie Trois Points à Montréal. Cette série de huit photographies était la première à incorporer des images isolées de paysages et de natures mortes à sa pratique, auparavant constituée exclusivement de portraits. La nature a toujours formé une partie intégrante de son travail, mais jouait jusqu’alors le rôle de toile de fond. Avec Breathless, les portraits féminins émotionnellement riches (la spécialité de l’artiste) étaient étayés par des images dépourvues de gens, représentant des espaces ou des objets – un ciel nocturne, un vase rempli de fleurs – qui soulignaient la force des portraits. Conteuse-née, Portolese a toujours exploité le pouvoir narratif de la photographie. Par le biais des juxtapositions, l’ajout de paysages et de natures mortes étoffe le récit, comme les indices d’une histoire à énigmes ou la résurgence des souvenirs dans un film, ou les cases d’une bande dessinée.
Antonia’s Garden est le point culminant de cette approche. Créé en vue d’une exposition mais aussi d’une monographie, ce projet a été conçu par l’artiste comme une histoire qui existerait sous forme imprimée, que le spectateur pourrait tenir entre ses mains. Certes, l’ordre des images a déjà été sujet à changement, et certaines parties de la série ont été présentées séparément au cours d’expositions collectives, mais l’œuvre trouve sa forme la plus aboutie et la plus vraie lorsqu’elle est montrée dans son ensemble, ce qui permet à chaque image de dialoguer avec les autres. C’était la première fois que Portolese réalisait un projet aussi vaste et aussi étalé dans le temps ; c’était aussi la première fois qu’elle racontait une histoire autobiographique. Et si jus-qu’à présent l’artiste avait fait éclater la notion de spécificité en matière de portrait (ses images constituaient non pas des hommages à des personnes particulières, mais des représentations iconographiques, dans lesquelles ses sujets étaient les acteurs d’une problématique qu’elle tentait de résoudre), ce projet-ci requérait une approche différente. Pour Antonia’s Garden, Portolese a délibérément instauré une division entre le personnel et l’universel. Le résultat est une histoire, écrite comme une pièce de théâtre avec des actes et des scènes, qui transforme cet épisode poignant d’un drame familial en un récit magnifique, rédempteur et chargé de sens.
Nous avons discuté de ce projet chez elle, à Montréal.
Quels ont été vos premiers pas pour Antonia’s Garden ?
En 2007 ma grand-mère, Antonia, est tombée malade. On nous a dit qu’elle n’avait peut-être plus beaucoup de temps à vivre, et nous avons pris l’avion pour l’Italie, ma mère et moi. J’ai emporté mon appareil photo. Je me suis demandé si c’était incongru, étant donné la gravité du moment. Mais je l’ai emporté quand même.
Après notre arrivée, l’état de ma grand-mère s’est avéré moins alarmant que prévu, mais elle était alitée. Nous avons donc passé du temps avec elle, et j’ai commencé à prendre des photos. Ce qui se passait autour de moi devenait une véritable source d’inspiration : la dynamique familiale, la relation entre ma mère et sa propre mère.
Pouvez-vous évoquer des éléments de cette dynamique familiale ?
Le contexte historique est qu’à l’âge de sept ans ma mère, qui vivait en Sardaigne avec sa famille, a été envoyée chez sa tante en Calabre, dans le sud de l’Italie, lorsque celle-ci est tombée très malade. Ma mère a donc quitté la maison familiale et n’y est jamais revenue – elle a rencontré mon père en Calabre, des années plus tard bien sûr, puis elle est partie pour le Canada. Ma mère a énormément souffert de cet abandon.
Cet évènement n’était jamais mentionné ouvertement. Mais en 2007, ma grand-mère a commencé à en parler. Elle disait qu’elle le regrettait ; elle souhaitait être pardonnée. Elle a révélé la raison de sa décision : cette tante s’était retrouvée seule après avoir été abandonnée par son mari. Ce qui se passait autour de moi était incroyablement riche en émotions, et cela m’inspirait. C’était très cathartique.
Était-ce cathartique pour vous en tant qu’artiste, ou plutôt d’un point de vue personnel ?
Les deux, car en tant qu’artiste, j’apprenais aussi à combiner les images différemment. Dans mes précédents travaux le thème était très clair. J’ai beaucoup travaillé avec des femmes, et le portrait est la base de ma pratique. Mon approche a toujours été beaucoup plus pragmatique : je souhaite parler de tel sujet, donc je trouve des façons de l’évoquer à travers différents portraits.
Cette fois-ci, je me suis sentie libre d’associer les images d’une nouvelle manière. Je savais que mon projet devait fonctionner non seulement dans une galerie, mais aussi dans un livre : il fallait que l’histoire soit suffisamment claire, même s’il ne s’agissait pas de fournir toutes les réponses. Ma démarche était relativement expérimentale, puisque je cherchais à faire dialoguer les images, en jouant avec des diptyques, des triptyques et différents chapitres, tout en gardant à l’esprit une vision d’ensemble.
La série Breathless m’avait déjà permis de me familiariser avec l’inclusion de paysages et de natures mortes, qui devenaient à leur tour des portraits – d’une personne, d’une émotion ou d’une situation. Même si tous les sujets sont mes proches, et sont affectés par l’histoire d’une manière ou d’une autre, l’important pour moi n’est pas de savoir qui sont ces personnes dans la vie. Tous les protagonistes sont des symboles. Il peut s’agir de ma mère et de sa mère, mais également de ma mère et de moi. Ce sont des figures qui incarnent cette problématique universelle. Au même titre, une image comme Carnations: A Mother’s Tears nous montre simplement des fleurs, mais elle peut représenter tellement de choses.
Quelle était la signification du jardin pour vous ? C’était une métaphore de la famille : quelque chose que l’on cultive, que l’on crée ; le résultat est le produit de ce que vous êtes.
Quelle était la signification du jardin pour vous ? C’était une métaphore de la famille : quelque chose que l’on cultive, que l’on crée ; le résultat est le produit de ce que vous êtes. Il était important pour moi que ce soit le jardin d’Antonia, car tout ceci tournait autour de sa maison, sa vie, son histoire et ses décisions.
Vous avez travaillé trois ans sur ce projet : votre grand-mère était-elle encore présente ?Oui, elle était en vie pendant que je réalisais mon projet, et j’ai donc pu la photographier tout au long de cette période. Le livre est paru en 2012 ; elle est décédée en février 2013, en ayant vu la totalité des images.
Quelles ont été les répercussions de ce projet ?Je m’en rends compte seulement maintenant, avec le recul : je faisais en quelque sorte le deuil de ma grand-mère avant son décès. Je savais que la fin était proche, et quand elle est morte je n’étais pas aussi triste que je pensais l’être, sans doute parce que j’avais apprivoisé cette idée durant les cinq années précédentes. Son décès représentait la fin d’un chapitre, à la fois dans la réalité et dans le cadre de l’œuvre.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Marisa Portolese est d’origine italienne, mais elle est née à Montréal (Québec) où elle vit et travaille. Elle est professeure associée au programme de photographie du Département d’arts plastiques de l’Université Concordia. Sa pratique est axée sur la photographie et la vidéo, et comprend des interventions à titre de commissaire pour plusieurs institutions. Titulaire d’une maîtrise en art de l’Université Concordia (2001), elle a réalisé de nombreux projets photographiques salués par la critique, soit Belle de Jour (2002), The Recognitions (2004-2005), Breathless (2007), The Dandy Collection (2003-2008), Imagined Paradise (2010), Pietà (2010) et Antonia’s Garden (2007- 2011). Une monographie sur Antonia’s Garden a récemment été publiée par La Maison de l’image et de la photographie (UMA). Marisa Portolese est représentée par la galerie Lilian Rodriguez (Canada) et Charles Guice Contemporary (É.-U.). marisaportolese.com
Isa Tousignant contribue régulièrement au magazine Canadian Art, ainsi qu’au blogue consacré à la scène artistique montréalaise pour akimbo.ca. Elle est rédactrice indépendante dans le domaine de la culture, de la décoration, du design et du voyage. Après avoir travaillé comme éditrice de journaux et de magazines pendant plus d’une décennie, elle a quitté l’univers des bureaux pour écrire son premier livre, portant sur les animaux dans l’art contemporain.