Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe
Du 17 août au 27 octobre 2013
Par Sylvain Campeau
Le regard que pose Marcel Blouin, en tant que commissaire, sur l’ensemble de l’œuvre de Lorraine Gilbert révèle une cohérence assez remarquable. Plus encore, on peut facilement discerner ce qui, dans les premiers travaux, recelait une promesse que les images suivantes allaient concrétiser. Car cette exposition s’ouvre en fait sur des images datant de 1988 à 1994, alors que l’artiste plantait des arbres en Colombie-Britannique. Il en résulte une série, au titre ironique de Shaping the New Forest, où l’artiste s’inspire évidemment du travail de reforestation pour modeler des paysages à la fois passés et à venir dans un style qui avoisine celui d’un Ansel Adams découvrant les vastes étendues du Far West américain au début du XXe siècle. Sauf que, cette fois, les images révèlent un site largement remodelé, et en voie de l’être encore plus lorsque les arbres plantés arriveront à maturité. L’on est en fait en train de contempler un état intermédiaire du paysage, qui expose à la fois les ravages que ce dernier a subis et le processus de reboisement qui est en cours, tous deux le fruit de l’intervention humaine.
Des images d’une série plus récente viennent prendre la suite des choses. Le patrimoine enchaîne avec des photos noir et blanc de sites vaguement ou réellement familiers. On y voit autant des images de « stands à patates frites » que de l’escale touristique par excellence, le site du mont Tremblant. Sauf que celui-ci semble encore incomplet, peu au diapason de ce qu’il est aujourd’hui. C’est avec Sunbathers et Trillium de Thurso que la lumière nous vient. Il y a trop de détails, des rapprochements trop incongrus. Ces deux femmes en train de se faire bronzer peuvent difficilement côtoyer cette étendue de sable en carrière, où une chargeuse sur pneus attend de reprendre son travail. Les personnages de Trillium de Thurso, au fond à gauche, semblent clairement rapportés sur l’image, comme en porte-à-faux. Dans Troubled Water, véritable typologie des activités familiales hivernales, il y a trop de détails bucoliques, trop de personnages judicieusement placés afin de faire une belle scène pour que le tout se soit réellement présenté ainsi dans la réalité. Il y a eu ici construction, recomposition de l’image grâce à l’ajout de détails en provenance d’autres photographies. Il s’agit ici de faire vrai, d’amener l’image à se conformer à certains codes permettant la création de représentations à vocation documentaire ou touristique, dans les tonalités du noir et blanc.
Suivent les quatre épreuves composant la série The Messengers. Ce sont autant de prises de vues en pleine plongée, le regard tombant vers la terre, à la recherche des débris et restes abandonnés par des taggeurs chassés par un projet récent de développement urbain. Les contenants de plastique ou de métal, les restes de peinture forment des compositions abstraites, parfois discrètement rehaussées par l’intervention de la photographe.
Le diptyque Once (Upon) a Forest combine deux larges bandes panoramiques de quelque cinq mètres de long. Chacune montre un ensemble floral, composé des herbes, plantes et fleurs de la région où l’image a été prise. L’une provient de l’Ontario ; l’autre de La Macaza, au Québec. Mais l’une comme l’autre résultent d’un travail de botaniste et forment une sorte d’herbier réinventé, sur fond naturel, par la photographie. Car chacune est le condensé d’images toutes différentes, parfois de la même plante, mais à différents stades de son développement. C’est donc une tapisserie numérique que nous contemplons, formée d’un cumul d’images rapportées, suturées par l’entremise de Photoshop.
Il peut sembler étrange d’être ainsi partie d’images saisies au cours d’un travail de planteuse d’arbres, reboisant les étendues que des compagnies forestières ont dévastées, pour en venir à cette mosaïque d’envahissement végétal. Il s’agissait d’abord, apparemment, de montrer dans les premières séries combien les ambitions économiques de l’humain perturbent les habitats, et que tout cela en vienne à être oublié au profit d’une sorte de jubilation esthétique, d’un ébahissement devant ce que promettent maintenant les plus récentes innovations technologiques. Mais il faut y regarder de plus près et sentir combien, en chaque série ou presque, la régénération naturelle est à l’œuvre, comme à l’orée de toute construction (ou destruction) humaine, prête à reprendre le dessus. Cela est particulièrement vrai pour la série du Patrimoine. En chacune des images montrées, il n’est pas évident de discerner ce qui en forme le thème central, tant celui-ci semble sans cesse en butte à une vague d’éléments perturbateurs, mais d’une perturbation posée et discrète. Il y a parfois comme un éparpillement qui est le signe que notre attention doit se préparer à un détour qui nous mènera vers le punctum réel de l’image, son point nodal. Celui-ci réside dans la résilience que montrent, en larges plages de l’image, les états encore naturels des sites représentés, l’énergie vitale d’une nature échevelée et la force tranquille des éléments souterrains, prêts à ressurgir en luxuriance vitale.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, et Photovision). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.