Plein sud, Longueuil
Du 2 novembre au 7 décembre 2013
Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe
Du 9 novembre 2013 au 26 janvier 2014
Par Mona Hakim
Belle initiative de la part d’Expression et de Plein sud que de présenter une exposition à caractère rétrospectif, déclinée en deux volets, de la production du photographe et cinéaste Michel Lamothe. Ce sont plus d’une trentaine d’œuvres (une cinquantaine d’images si l’on tient compte des séries), sélectionnées par le commissaire Pierre Rannou, qui défilent sur les murs des deux lieux associés pour l’occasion. Mis à part quelques œuvres des dix dernières années, y compris les plus récentes de 2013 présentées à Plein sud, Fréquenter le paysage fait une place de choix aux années 1980 et 1990. Des photographies qui nous sont familières pour une bonne part d’entre elles, mais qui, dans ce contexte rétrospectif, confirment de manière frappante – et c’est là un des mérites de l’exposition – la remarquable cohérence de cette production photographique qui s’étend sur plus de trente-cinq ans.
On apprécie ici la simplicité de l’accrochage alors que se déploie une diversité de procédés et de modes de présentation tels que photogrammes, courts métrages, photographies sérielles et uniques ainsi qu’une grande variation d’échelle des clichés, parmi bien d’autres. La succession des images et des séries en une longue bande presque continue semble emprunter la forme de la séquence filmique, clin d’œil au cinéaste derrière le photographe, métier qui remonte chez lui aux années 1970 et que nous rappellent deux captivants courts métrages présentés à Expression. C’est ainsi qu’est mis en relief l’univers coutumier de Lamothe, une iconographie touchante du quotidien et de l’intime constituée de portraits, d’autoportraits, de paysages (champêtres ou urbains), de natures mortes, de nuages et de mains. Dans un lieu comme dans l’autre, paysages et portraits (plus nombreux à Expression) se partagent l’essentiel de l’exposition. Les autoportraits et portraits possèdent toutefois une présence marquante, nous happant littéralement grâce à leur énigmatique opacité, leur plan rapproché et leur support grand format.
Difficile au demeurant de ne pas tenir compte du dispositif technique à l’œuvre dans la production de ce photographe. Les propriétés de l’épreuve argentique – omniprésent et incontournable noir et blanc avec ses nuances de gris – soutiennent indéfectiblement cette iconographie et captent l’attention dès que l’on franchit le seuil des sites d’exposition. La très rare présence de la couleur, comme dans ses plus récents titres À propos de Chaouinigan, demeure toutefois plus timide par rapport à la tonalité d’ensemble de son corpus. L’intensité des noirs qui pigmentent le papier, l’aspect fantomatique des images, leur flou et leur bougé, l’incidence de la lumière sur la matière ne manquent pas ici de nous rappeler les propriétés du sténopé (et le temps long qu’impose ce procédé), technique à laquelle Lamothe est demeuré fidèle depuis les tout premiers débuts de son travail photographique et qui fait certes la singularité de ce photographe atypique à l’ère de l’instantané et des avancées des technologies de l’image.
Michel Lamothe ne s’est jamais laissé guider par les modes du moment, préférant poursuivre librement et avec une assiduité exemplaire ses explorations du dispositif photographique et des phénomènes optiques, à l’abri des prouesses technologiques et virtuelles que l’on connaît. Sa démarche expérimentale et à contre-courant fut maintes fois comparée à celle d’un Robert Frank ou d’un John Max (qui fut d’ailleurs le sujet d’un de ses documentaires), rejetant l’image parfaite au profit de l’intuitif et de l’imprévisible.
La rétrospective qui lui est consacrée rend cet aspect particulièrement manifeste. Ce journal intime s’échelonnant sur plus d’une trentaine d’années, constitué d’images de voyages personnels, du cercle familial et social de l’artiste, de paysages et de lieux habités ou désertés, s’est laissé invariablement porter par les ambiguïtés temporelles, les aléas de la lumière et les vacillements de la matière. Nuages, personnages et paysages semblent disparaître sous le passage du temps, mais s’avèrent pourtant si tangibles sur leur surface d’apparition. Dans la même optique, la suite narrative sans ordre chronologique de cette odyssée personnelle nous renvoie à un hors-temps, ou peut-être est-ce à tous les temps, tandis que l’imprécision des Cimetière grec, Chantier naval, Syros et autres Jardin turc, nous positionne quant à elle dans un hors-lieu comme s’ils faisaient partie, comme tous les autres sites paysagers représentés, d’un paysage générique.
L’œuvre de Michel Lamothe est ainsi paradoxale et déstabilisante. Nous ne sommes jamais là où nous croyons être, mais nulle part et partout à la fois, entre l’invisible et le visible, entre la matérialité de la photographie et la fugacité des êtres et des choses, obligés à pénétrer dans le feuilleté des images, « au cœur du monde, en vibration avec lui », pour emprunter la belle formule de Philippe Dubois.
Dans le catalogue qui accompagne l’exposition, Pierre Rannou parle en ce sens d’une « pensée-paysage » (Michel Collot) où, à travers l’exploration continue de la nature de la part de l’artiste, « s’exprime sa sensibilité au monde ». Les motifs du paysage, nombreux dans ses photographies, témoignent à l’évidence d’une façon de s’ancrer dans les strates du réel. L’auteur y perçoit « un attachement profond à la terre, à sa culture, mais aussi une certaine valorisation du labeur… », faisant par là référence à la composante artisanale de cette esthétique photographique.
Car il faut bien rendre compte ici, outre les effets du temps et de la matière sur les sujets captés, de l’importance que prennent les étapes du tirage et de la diffusion des images chez cet artiste pour qui la photo – un peu comme chez un Serge Emmanuel Jongué – est envisagée comme matériau brut plutôt que référent de représentation. Lamothe semble ainsi prendre plaisir à varier les modes de présentation en jouant constamment avec la couleur et la largeur des marges, entre autres méthodes. Mince bande noire autour des quatre très grandes images de ciels (écho sensible à Stieglitz) dans l’évanescent Nuages radioactifs dans le ciel de Montréal, alors qu’à l’inverse les six images de nuages de petite dimension de la série Pour Camille sont bordées d’une imposante bande blanche, à l’image de celles entourant les 18 minuscules tirages de la série Photogrammes. Même procédé dans les cinq menues et surprenantes natures mortes de Pour Jérôme, cernées chacune par de larges bordures opaques d’un noir presque abyssal. L’une et l’autre de ces séries font tableaux, rappelant étrangement le travail du peintre.
Or si les préoccupations plastiques de Michel Lamothe, tout comme l’omniprésence de son propre corps dans le récit imagé de son quotidien, concourent à souligner cette volonté charnelle d’inscrire sa présence au monde (la main en serait un autre exemple), ce mode d’autoreprésentation ne participe pas pour autant d’une attitude purement introspective. Apparaît plutôt ici un intérêt accru pour les axes de réception, une détermination à interpeller le spectateur, à le placer constamment dans une situation de proximité ou d’éloignement face aux sujets, à l’obliger à creuser dans la trame de ce qui lui est donné à voir et à observer autrement, avec un regard lent et minutieux. Nous entrons dans le granulé des images de la même manière que nous pourrions accéder à cette boîte noire artisanale – que Lamothe tient dans ses mains à plusieurs reprises ici –, comme si nous étions les sujets de sa captation. D’où le caractère enveloppant des œuvres de l’exposition, choisies ici avec à-propos.
Parcourir le paysage est une invitation non seulement à prendre part au trajet intime de l’artiste en explorant un paysage à fleur de peau, mais aussi à participer à une quête commune, séculaire et primordiale.
Mona Hakim est commissaire d’exposition, historienne de l’art et critique. Elle est l’auteure de nombreux opuscules, monographies d’artistes et textes de catalogues. Son champ d’intérêt porte sur la photographie contemporaine et actuelle. À titre de commissaire, elle a réalisé plus une quinzaine d’expositions individuelles et collectives, ici et à l’étranger. Elle enseigne l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au cégep André-Laurendeau (Montréal).