Pierre Gonnord, Portraits – Pierre Rannou, D’un regard intense

[Printemps-été 2014]

Par Pierre Rannou

Les portraits photographiques de Pierre Gonnord fascinent par l’expérience qu’ils nous proposent. Le regard des modèles, dirigé directement vers l’objectif de l’appareil photo, interloque le spectateur, lui donne le sentiment d’être dévisagé. Cette sensation désagréable est due non pas tant au croisement de nos coups d’œil respectifs qu’à la relation d’échange qui s’est installée subrepticement entre eux et nous. Cet inconfort résulte en partie de l’hésitation qui nous gagne quant à la nature que nous voudrons bien reconnaître à cette relation impromptue. Si l’intensité des regards qui nous sont adressés ne nous invite guère à concevoir un rapport d’intimité avec ces inconnus, nous sommes néanmoins déjà entrés, malgré nous, dans un rapport de proximité. Autant les cadrages laissent entendre une certaine forme d’engagement entre le photographe et les modèles, autant ils nous imposent de côtoyer de près ces derniers, d’être symboliquement à une portée de main. Dès lors, il s’agit moins pour nous de tenter de reprendre nos distances que de chercher ce que ces portraits photographiques nous demandent d’envisager.

Bien qu’il soit difficile de témoigner de la ressemblance des modèles choisis par le photographe avec les représentations qu’il en donne, notre confrontation à ces images nous pousse à leur reconnaître un air de famille avec les portraits peints espagnols ou hollandais du siècle d’or. Cette association peut apparaître comme une façon efficace d’ennoblir les modèles, de leur donner une certaine aura de prestige. Une telle valorisation n’est cependant rendue possible que par la totale élimination des lieux et des décors dans lesquels évoluent habituellement les modèles du photographe. Or, ces portraits photographiques sont le fruit de rencontres que Gonnord fait avec des gens que l’on étiquette comme marginaux. Dans un entretien avec Luc Desbenoit pour Télérama, le photographe d’origine française explique : « J’ai soif de rencontres avec des gens à part ou les oubliés de notre société. J’en ai besoin. Ils m’aident à avoir un comportement juste, sans faux-fuyants ni hypocrisie. Avec eux, inutile de tricher. On doit se présenter tel qu’on est, sans fausse compassion, ou c’est le rejet.

Surtout les Gitans. Ils ont l’art de vous gratter la peau pour voir ce qu’il y a dessous. Si la photographie ne me permettait pas cela, je ferais autre chose 1. » Ainsi, au gré de ses pérégrinations en milieu urbain et périurbain, il repère des gens au profil singulier, établit un contact avec eux, explique sa démarche artistique et les invite à poser pour lui, soit dans son atelier de Madrid ou encore dans un petit studio de prise de vue improvisé. On voit alors mal pourquoi Gonnord en viendrait à vouloir priver ses modèles de leur contexte socioculturel et, du même coup, d’une partie de leur histoire individuelle. Il semble inconcevable qu’il puisse chercher à les revêtir d’une sorte de masque formel, d’une persona, au sens jungien, c’est-à-dire un personnage socialement prédéfini, afin de leur faire tenir un rôle dans le jeu des représentations sociales, même si cette hypothèse est suffisamment séduisante pour donner envie d’esquisser des lectures de ce type des portraits d’Attia (2010) ou de Maria (2006) par exemple.

De plus, en ayant à l’esprit que ces portraits s’inscrivent dans des séries, comme celle sur les Gitans, dont fait partie le portrait de Konstantina (2007), ou celle sur la Galicie, à laquelle appartient Senen (2009), on comprend mieux le souci du photographe de respecter et de sauvegarder les particularités de chacun des modèles, même si les images ne conservent que peu ou prou d’indices sur leur statut social. D’ailleurs, conscient du risque qu’il prend en travaillant avec cette esthétique picturale – car elle pourrait reconduire dans l’esprit du spectateur l’idée de l’isolement, de l’exclusion de ces marginaux de l’espace public commun –, Gonnord va chercher à éviter cet écueil en utilisant leur prénom pour titrer les photographies, établissant ainsi, à la face de tous, leur identité et leur individualité.

Certes, il pourrait tout simplement s’agir d’un exercice de style ou encore d’une forme de dialogue artistique entamé avec des tableaux et des artistes célèbres. Il y a probablement un peu de cela dans la démarche du photographe, mais, sans réellement chercher à esquiver la question, nous préférons plutôt envisager que Gonnord trouve là une façon efficace de réaffirmer que « tout portrait est une représentation » pour reprendre la formulation de François Soulages2. En important dans la fabrication de ses portraits des modes de composition anciens ayant fait leurs preuves, le photographe parvient peut-être tout simplement à tirer parti de nos habitudes visuelles. Dans ces circonstances, il convient peut-être davantage de s’attarder à cerner et à expliquer l’économie plastique de ces magnifiques portraits pour tenter de mettre au jour les motivations sous-jacentes à l’emprunt de ce modèle esthétique.

À y regarder de près, on constate d’ailleurs aisément que la grande majorité des portraits réalisés par Gonnord adoptent pour la pose des modèles une position de trois quarts accompagnée d’un léger pivotement de la tête afin que le visage soit tourné en direction de l’appareil photographique. De plus, certains cadrages sont plus serrés, alors que d’autres choisissent de laisser respirer un peu plus les modèles, sans qu’il soit possible d’en tirer la moindre conclusion probante. Il convient plus de diriger notre attention sur les fonds utilisés pour la réalisation de ces portraits, moins neutres qu’il n’y paraît à première vue. Ceux-ci jouent un rôle de repoussoir, mettant en valeur et en évidence la personne placée devant eux. Ils la repoussent sous les projecteurs en quelque sorte, la jettent en pleine lumière. Ils la sortent de l’isolement en la ramenant au premier plan de l’image, tout en permettant au spectateur de se l’approprier afin de se concentrer pleinement sur ses traits. De même, il importe de constater que la mise en lumière, le plus souvent latérale et rasante, permet de mettre en valeur les détails et les textures, de donner une certaine richesse à l’image. Elle baigne les modèles dans une pénombre favorisant une appréhension intimiste des sujets.

En construisant la plupart de ses images de cette façon, le photographe coupe court au questionnement quant à savoir s’il s’agit d’une pose naturelle ou d’une mise en scène. D’ailleurs, le caractère systématique du procédé induit dans l’esprit du spectateur l’idée qu’il est devant une véritable famille visuelle. L’intérêt principal de ce dispositif mis au point par Pierre Gonnord réside dans sa capacité à obtenir une abstraction sensible des gens qui participent à son aventure, c’est-à-dire une image schématisée qui ne devient jamais un modèle générique. En ne gommant pas totalement leur différence et en parvenant à leur donner une image que l’on jugera digne d’intérêt, il nous engage à admettre, bien malgré nous, leur valeur et nous intime prestement de reconnaître leur humanité. Ainsi, son travail photographique apparaît comme un plaidoyer en faveur d’une réconciliation sociale avec les exclus et les laissés-pour-compte. Dès lors, la stratégie visant à recourir au modèle esthétique choisi pour portraiturer des marginaux et des laissés-pour-compte d’aujourd’hui à la manière des nobles et des biens nantis d’autrefois apparaît alors clairement et semble moins ironique ou cynique que ce que l’on aurait pu autrement penser, car elle permet de nous faire réaliser que des trésors se trouvent à notre portée et que nous n’avons qu’à tendre les mains pour en jouir pleinement.

1 Luc Desbenoit, « Rencontre avec le photographe Pierre Gonnord », Télérama, no 3052, 2008, disponible en ligne. www.telerama.fr/scenes/ rencontre-avec-le-photographe-pierre-gonnord,31356.php (consulté le 1er mars 2014).
2 François Soulages, Esthétique de la photographie. La perte et le reste, Paris, Nathan, coll. « Nathan photographie », 1998, p. 61.

 
Pierre Gonnord est un photographe et portraitiste français, né en 1963, qui vit aujourd’hui en Espagne. Il a travaillé dans le marketing et la communication avant de se passionner pour la photographie. Ses œuvres ont reçu une reconnaissance internationale et font notamment partie de collections muséales à Madrid, Paris et Chicago; plusieurs expositions solo lui ont été consacrées, ainsi que des monographies et catalogues (dont récemment par La Fàbrica, Madrid, en 2013). Pierre Gonnord est représenté par la galerie Juana De Aizpuru, à Madrid, et Hasted Kraeutler Gallery, à New York. www.pierregonnord.com

Pierre Rannou est critique et historien de l’art ainsi que commissaire d’exposition. Il a publié quelques essais, participé à des ouvrages collectifs, rédigé plusieurs opuscules d’exposition et collaboré à différentes revues. Il enseigne au Département de cinéma et communication et au Département d’histoire de l’art du collège Édouard-Montpetit.

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