Leuven University Press, Leuven, 2014, 262 pages
Par Erika Wicky
Dans ce récent ouvrage, la théoricienne Ariella Azoulay poursuit une réflexion sur la photographie entamée dans The Civil Contract of Photography (Zone Books, 2008) et Civil Imagination: A Political Ontology of Photography (Verso, 2012), mais, cette fois, ses analyses sont orientées et stimulées par le travail du photographe et philosophe israélien Aïm Deüelle Lüski. La structure de ce livre édité par le Lieven Gevaert Research Centre for Photography (KU Leuven, Belgique) est assez singulière. Il débute par une série de photographies qui présentent l’artiste maniant les appareils photographiques qu’il a lui-même fabriqués. Ces appareils sont au centre du propos, car ils ont été conçus afin de photographier un phénomène ou un évènement spécifiques. Chacune des trois parties qui suivent donne un point de vue différent sur la façon dont le travail de Deüelle Lüski peut être envisagé et théorisé. La première partie est un essai d’Azoulay intitulé A Short History of Photography in Dark Times. La seconde partie est consacrée à la présentation des appareils photographiques. Une centaine d’illustrations (schémas et dessins tracés par le photographe, photographies des appareils et, surtout, photographies produites à l’aide des appareils) permettent d’en saisir le fonctionnement, tandis que les textes expliquent comment la forme et la structure de chaque appareil répondent à la nature du phénomène à photographier et aux circonstance à l’origine de sa création. Enfin, le livre s’achève sur un long entretien entre Azoulay et Deüelle Lüski dans lequel ce dernier présente son travail en insistant sur les enjeux théoriques, historiques et biographiques qui ont motivé la création de ses œuvres.
Comme dans ses ouvrages précédents, la réflexion d’Azoulay s’accompagne de la remise en question des éléments les plus conventionnels de la photographie. C’est aussi le cas des appareils imaginés par Deüelle Lüski, dont la forme ne laisse en rien deviner l’usage auquel ils sont destinés – ils n’offrent aucune aspérité facilitant la prise en main ou permettant d’y coller l’œil, et sont en outre souvent percés de plusieurs ouvertures. Ces appareils remettent ainsi en cause de nombreux éléments traditionnellement associés à la photographie tels que l’intervention du regard du photographe dans le choix de la prise de vue, son extériorité, le point de vue monofocal ainsi que le rapport entre le photographe et l’objet/sujet photographié qui s’articule autour de l’appareil photographique. En mettant en évidence la contingence des choix qui ont été faits alors, ces créations renvoient à la fin des années 1830, lorsqu’ont été fixées les modalités de ce qu’il est depuis convenu d’appeler la photographie. S’inscrivant notamment dans la lignée de Jonathan Crary, Azoulay entend déstabiliser la distinction fondamentale entre la chambre noire et la photographie afin de pouvoir repenser à neuf la photographie et, surtout, réécrire son histoire. En faisant apparaître l’éventail de significations que peut revêtir le procédé photographique, les appareils photographiques créés par Deüelle Lüski lui fournissent une nouvelle occasion d’interroger la pertinence de s’intéresser exclusivement à l’image photographique et d’accorder au photographe un rôle majeur. En retournant au moment de l’apparition de la photographie, Deüelle Lüski ouvre la voie, selon Azoulay, à une histoire potentielle de la photographie qui ne serait pas celle des vainqueurs. Grâce à cet anachronisme volontaire, le fil de l’histoire officielle et traditionnelle de la photographie se trouve rompu et l’hégémonie du modèle dominant est alors remise en question. C’est à ce titre que les œuvres de Deüelle Lüski sont présentées comme iconoclastes. La démarche consistant à contester l’Histoire par l’entremise de l’histoire de la photographie relève, selon l’auteure, de l’engagement civil. Elle peut être identifiée, selon elle, dans le travail de plusieurs photographes tels qu’Allan Sekula, qui se consacre à l’archive.
La pratique de Deüelle Lüski repose sur une opposition avec ce qu’Ariella Azoulay appelle la photographie verticale. Par ce terme, elle désigne ce qui a été reconnu comme l’ontologie de la photographie au xIxe siècle : un appareil posé verticalement, doté d’une façade orientée vers l’objet photographié et d’un dos derrière lequel se place le photographe. Selon ce modèle, le négatif est placé verticalement et l’obturateur est frontal. Les appareils photographiques imaginés par Deüelle Lüski empêchent l’opérateur de manipuler le résultat depuis l’extérieur, de sorte que le photographe fait toujours partie de l’évènement photographié. Ne pouvant se percevoir comme extérieur à celui-ci, le photographe est ainsi délogé de sa position de pouvoir et affranchi de la violence de la démarche dans laquelle il s’inscrit par l’usage traditionnel de la photographie. Les photographies produites par Deüelle Lüski au moyen de ses appareils ne sont pas celles d’un sujet ou d’un photographe ; l’évènement de la photographie y est substitué à l’évènement photographié, et le rapport au savoir qu’elles offrent est de nature différente. La multiplication des points de vue permet ainsi de présenter des images de l’occupation du territoire palestinien, sujet de prédilection du photographe, à partir desquelles il est possible de penser cet évènement.
Après cette réflexion mettant en exergue les enjeux éthiques et politiques du travail de Deüelle Lüski, une partie très illustrée de l’ouvrage présente ses appareils photographiques un par un, en ordre chronologique. Les textes développent le rapport entre l’objet ou l’évènement à photographier et l’appareil créé pour le faire. La Lemons Camera (1977-1978), première occurrence de cette série, était faite pour photographier des citrons et exploitait le rapport convexe/concave typique de ces fruits. D’un aspect évoquant lui aussi le bricolage, la Neighborhood Camera réalisée en 1977 présente une structure architecturale permettant aussi la captation de qu’il crée avec les sténopés, le photographe présente enfin les affinités théoriques qui ont orienté sa réflexion sur son propre travail et nourri ses écrits et son enseignement. Il évoque ainsi le caractère eurocentriste de la conception de la photographie fixée à la fin des années 1830 et la perspective que lui a apportée l’histoire islamique des sciences qui développe des conceptions différentes quant à la formation et à la perception de l’image. Ainsi une des questions auxquelles il tente de répondre par la production de ses applusieurs points de vue. À l’exception de quelques appareils tels que les Musical Notes Cameras, la plupart des autres appareils fabriqués par Deüelle Lüski ont une signification essentiellement politique. C’est le cas notamment de l’Horizontal Camera (1998), de la Refugee Camp Camera (1994-1995), faite en argile comme le sont les habitations provisoires des réfugiés, de la Shoulder Camera (1996), sa réplique en argile synthétique qui se place sur l’épaule, ou encore de la North-East-South-West Camera (1992), qui offre un point de vue simultané sur les quatre points cardinaux.
Enfin, l’entretien entre Ariella Azoulay et Aïm Deüelle Lüski offre encore une nouvelle perspective à la fois sur le travail du photographe et sur celui de la théoricienne. Il rend tout d’abord compte d’une collaboration entre eux et précise la nature de l’influence que chacun d’eux a pu exercer sur l’autre. Ainsi, le photographe situe régulièrement sa pratique par rapport à ce qu’Azoulay appelle le civil contract of photography. En outre, cette partie de l’ouvrage permet de situer le travail de Deüelle Lüski par rapport aux circonstances historiques ou biographiques qui l’ont fait naître. On découvre, par exemple, que lorsqu’il a reçu sa formation dans les années 1970, l’histoire de la photographie n’était pas encore une discipline et sa pratique n’était pas enseignée. Il explique ce que les appareils photographiques doivent à sa formation en sculpture et à la fréquentation des étudiants en architecture qui avaient accès à des laboratoires de développement photographique. Il s’agit là d’un détachement du caractère mécanique de la photographie au profit d’un rapport à la création plus proche de celui des arts plastiques. Outre plusieurs aspects techniques de la pratique de Deüelle Lüski, comme la différence des appareils qu’il crée avec les sténopés, le photographe présente enfin les affinités théoriques qui ont orienté sa réflexion sur son propre travail et nourri ses écrits et son enseignement. Il évoque ainsi le caractère eurocentriste de la conception de la photographie fixée à la fin des années 1830 et la perspective que lui a apportée l’histoire islamique des sciences qui développe des conceptions différentes quant à la formation et à la perception de l’image. Ainsi une des questions auxquelles il tente de répondre par la production de ses appareils est celle du devenir de l’image lorsqu’elle n’est pas perçue par une conscience humaine. Il s’agit de comprendre la représentation au-delà de la conception étroite qu’en développe ce qu’il appelle l’axe Descartes-Kant- Husserl-Merleau-Ponty, afin d’éviter la réduction de l’expérience sensorielle au point de vue unique qu’affectionne la philosophie depuis Descartes et Kant. La remise en question du statut traditionnel de la photographie explique aussi son refus de produire des images séduisantes susceptibles de faire l’objet d’une fétichisation. Visant à repenser la photographie à neuf, le travail conjoint d’Ariella Azoulay et Aïm Deüelle Lüski amène à reconsidérer l’histoire de la photographie ainsi que ce par quoi on la définit. Il s’agit là d’une expérience déconcertante, mais cette réflexion apparaît nécessaire pour se dégager des conceptions qui entravent un rapport citoyen à la photographie.
Erika Wicky est historienne de l’art. Elle enseigne et effectue un stage de recherche postdoctoral à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse tout particulièrement aux écrits sur l’art et à l’histoire culturelle du XIXe siècle.