Home Sweet Home, À propos de l’inquiétude – Sonia Pelletier

[Automne 2014]

Dazibao, Montréal
Du 27 mars au 17 mai 2014

 
Par Sonia Pelletier

Dazibao ne pouvait trouver meilleur titre pour sa première exposition dans ses nouveaux locaux au sein du pôle de diffusion sis au 5455, avenue de Gaspé, à Montréal. Après quelques années d’occupation à la Cinémathèque québécoise et quelques projets satellites réalisés hors les murs dans l’attente de la fin des travaux d’aménagement, il fait sans doute bon de se retrouver enfin chez soi. Toutefois, cette migration vers un foyer stable, chaleureux et réconfortant comporte aussi sa part d’inconnu et d’incertitude, créant, comme le laisse entendre le titre de l’exposition, une situation « d’inquiétude ». Cela dit, ce sont habituellement les conditions les plus favorables à l’émergence de l’art et à sa médiatisation.

Plusieurs interrogations animent la proposition d’exposition développée par Olivia Boudreau et France Choinière. La maison est le principal motif de la plupart des œuvres présentées, mais il y règne une inquiétante étrangeté. La surprenante et judicieuse sélection frappe dès l’arrivée et amène le spectateur bien au­delà d’un concept, de son historicité ou d’une représentation convenue. En perturbant la perception que l’on a du réel et de l’imaginaire, tant sur le plan de l’authencité du document que sur celui de son expression, les œuvres donnent à voir un univers quelque peu déstabilisant. Nous sommes loin d’un chez­soi douillet ; rapidement, l’inconfort installe une piste d’intelligibilité qui déborde de l’appréhension générale d’une exposition.

Il n’y a pas à dire, le thème de la maison est dans l’air. En parallèle à cette exposition paraissait une publication, L’a-maison1, qui faisait aussi référence à l’imposture que peuvent créer la familiarité intrinsèquement liée à la demeure, le quotidien sécuritaire qu’elle présuppose. L’ouvrage nous livre des réflexions sur l’habitat dans une perspective de développement de la ville et de mobilité, et ce, en aval d’un projet d’installation vidéo intitulé L’a-maison (2011), réalisé par Marie­Christiane Mathieu. Les auteurs analysent ce que signifie habiter, s’installer et demeurer, tout en mettant de l’avant l’expérience du corps. En résumé, ils montrent comment se redéfinissent la maison d’aujourd’hui et son idéal au­-delà de sa matérialité et de son bâti. Dans le même esprit, on se souviendra de l’évènement La demeure (2002), diffusé par Optica sous le commissariat de Marie Fraser, qui a lui aussi donné lieu à la publication d’un ouvrage du même nom2. Dans la perspective du phénomène aujourd’hui élargi de l’engagement de l’artiste dans l’espace public, ce sont les modes d’habitation temporaires, engendrés par l’accélération de notre monde, qui y étaient notamment traités ainsi que les lieux et non­-lieux de l’art et de la vie. Enfin, au moment de la rédaction de ce compte rendu, le festival montréalais Chromatic lançait sa 5e édition sur le thème de l’habitat3. En somme, les manières d’habiter l’espace privé et public, voire notre planète, semblent figurer parmi les principales préoccupations au sein des pratiques artistiques actuelles.

À Dazibao, en tout, plus de vingt-­cinq artistes d’ici et de l’étranger ont présenté leurs images vidéographiques, photographiques ou filmiques en galerie, tandis que des œuvres monumentales de Jennifer Campbell et de Thomas Kneubühler ont été installées dans la ville. Deux projets textuels ont également été créés par Rob Kovitz et Christof Migone spécifiquement pour la publication accompagnant Home Sweet Home.

En plus de la notion d’inquiétude qui domine l’ensemble des œuvres, ce sont des lieux de réflexion critique qui jalonnent le parcours en invoquant tour à tour les notions antinomiques d’intérieur/extérieur, de sédentarité/ nomadisme, de précarité/confort circonscrites par l’espace privé et l’espace public. Sous le signe de l’instabilité physique, le film de Paulette Phillips, The Floating House (2002), est sans doute l’une des œuvres les plus emblématiques de l’ensemble, car elle renferme à elle seule tous les paradoxes associés à la maison et à ces principales caractéristiques. Il s’agit de la mise à l’eau à l’aide d’une grue d’une jolie petite maison de deux étages très douillette que l’on souhaiterait même habiter. Sa projection a quelque chose d’onirique. Tout en se berçant avec elle, on se complaît à penser que c’est la maison qui déménage et non ses occupants, qu’elle est vide, mais paisible, flottant et tanguant sur l’eau tranquille jusqu’à ce qu’elle coule doucement et devienne une épave. L’efficacité de cette œuvre est aussi redevable à sa présentation, car le format de projection induit dans la temporalité une ambiguïté qui se joue entre le réel et l’imaginaire.

Dans un tout autre ordre d’idées, mais toujours selon le paradigme de l’espace physique, Home Video (2006) de Søren Lose introduit le spectateur dans un intérieur dérangé et dérangeant où les traces de l’homme subsistent symptomatiquement. En visionnant la vidéo sur un moniteur, nous comprenons vite à voir l’amoncellement d’objets dans toutes les pièces qu’il s’agit d’un espace délaissé, peut-­être l’habitation d’un individu aux prises avec le syndrome de Diogène. L’état alarmant des lieux, où cohabitent la vie (on entend le téléphone sonner dans la trame audio) et la mort, témoigne de l’insalubrité et de la négligence qui caractérisent ce trouble obsessionnel. La désaffectation des lieux laisse perplexe, alors que nous écoutons avec consternation l’artiste, équipé d’une lampe de poche et d’une caméra, qui commente la découverte de cet endroit insolite.

Le dispositif de projection en coin de la vidéo Limpia (2012) de Juan Betancurth rend l’intériorité et le confinement au cœur de sa proposition plus patents. Dans un espace contraignant, neutre, anonyme et faisant coin, un individu portant un masque se tient sur place, presque immobile, avec comme unique objet une brosse avec laquelle il se nettoie en prenant des postures de replis et d’isolement. Non loin de la pénitence ou de la soumission, c’est un univers intime qui nous est proposé afin de mieux voir l’assurance mitigée du bercail qui occulte le mal­être, les souffrances et la détresse psychologiques derrière des portes closes.

Soulignons l’important programme vidéo de cette exposition4 qui avait aussi le mérite de rendre tout en nuance et selon un angle plutôt inhabituel la douceur du logis. On y abordait l’espace physique et psychologique de l’habitation, ses mutations, ses seuils et on y revisitait sa territorialité.

1 Marie-­Christiane Mathieu, Jacques Perron et George Teyssot, L’a-maison, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. Phosphore, 2014, 80 p.
2 Marie Fraser (dir.), La demeure, Montréal, Optica, 2008, 116 p.
3 Festival organisé par MASSIVart, à l’intérieur et autour du chalet du Mont­Royal, à Montréal, du 24 au 30 mai 2014. Quatre­vingt­dix artistes de toutes disciplines y participaient.
4 Les artistes Raymonde April, Johanna Billing, Matthew Buckingham, Nancy Davenport, Bettina Hoffmann, Joseph Ismail, Patrick Jolley et Reynold Reynolds, Mazen Kerbaj, Rob Kovitz, Maria Marshall, Gunvor Nelson, James Nizam, l’ONF, Anne Parisien, William Raban, Gisela Restrepo, Ben Rivers, Jon Sasaki, Ron Terada et Chih-­Chien Wang complétaient la programmation.

 
Sonia Pelletier est coordonnatrice à l’édition de la revue Ciel variable.

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