Par Philippe Guillaume
Karen Irvine, conservatrice et directrice associée du Museum of Contemporary Photography (MoCP) de Chicago, raconte que c’est après avoir vu le travail de Sohei Nishino en Corée, en 2010, et lu les écrits de Rebecca Solnit que l’idée de monter l’exposition Of Walking lui est venue1. Nishino est l’un des huit artistes contemporains de renommée internationale dont les œuvres figuraient dans cette exposition. Les photographies, vidéos, panneaux électroniques et objets présentés dans le cadre de Of Walking font émerger le concept d’un espace théorique qui enrichit les œuvres exposées au-delà de leurs attributs formels. Edward Soja nomme cet espace – qui est non pas uniquement central, ni exclusivement marginal, mais les deux à la fois – le « tiers espace2 ».
C’est dans l’ouvrage de Solnit L’art de marcher, qui, dès sa publication en 2000, suscita un intérêt marqué et généralisé pour la marche à pied, que se trouvent les prémisses dialectiques du projet d’Irvine. Le texte de Solnit est effectivement une référence incontournable dans toute discussion sur ce sujet. Son étude examine l’histoire de la marche selon différentes perspectives, et montre à quel point l’agentivité de cet acte élémentaire est un facteur de développement social et culturel. Elle traite d’artistes dont le travail a un lien avec la photographie et qui ont tous été actifs au cours de la seconde moitié du xxe siècle, notamment Vito Acconci, Sophie Calle et Hamish Fulton, lesquels sont également connus pour l’agentivité conceptuelle de leur démarche. Ils se rattachent d’ailleurs à une mouvance artistique dont parle Solnit : « Dans les années soixante […], la marche vit s’ouvrir un domaine entièrement nouveau pour elle, celui de l’art 3. » Cependant, le lien entre la photographie et la marche précède l’apparition de la déambulation dans le monde de l’art.
La marche implique une action. Pendant la majeure partie des cinquante dernières années, cette action a été reconnue comme un médium artistique intimement lié à la photographie. Ce lien est enrichi par diverses composantes dialectiques, matérielles et pratiques. Individuellement, la marche et la photographie proposent des possibilités formelles et mentales de synergie avec l’espace qui sont créatives ou pratiques, et souvent les deux à la fois. Le fait d’envisager conjointement ces deux médiums permet de développer un cadre d’interprétation distinctif pour aborder les œuvres présentées dans Of Walking.
Le rôle fondamental de l’essai de Solnit dans la genèse de l’exposition est résumé par un passage de L’art de marcher, qui sert d’introduction au texte didactique d’Irvine. La citation fait également écho au caractère inclusif qui est symptomatique d’un tiers espace : « Ce mouvement et les vues qu’il découvre favorisent semble-t-il l’apparition d’objets qui occupent l’esprit, et c’est par là que la marche est une activité ambiguë et infiniment fertile : elle est en même temps un moyen et une fin, un voyage et une destination4. »
La marche et la photographie sont étroitement liées dans la photographie de rue, un genre qui – avec différents types d’approches photographiques documentaires – est au cœur du système binaire marche-et-photographie. Comme le remarque Irvine : « En réalité, presque toute l’histoire de la photographie est associée à la marche5. » Cependant, les artistes contemporains qu’elle a choisis pour cette exposition élaborent des œuvres où la déambulation représente un élément méthodologique ou conceptuel important, plutôt qu’un trope historique. Autrement dit, la sélection hybride des œuvres privilégie des images et des projets qu’on pourrait situer en périphérie de l’association marche-et-photographie plutôt qu’en son centre. En même temps, ils ne sont jamais complètement séparés du noyau historique de ce paradigme. Non seulement le fait de regarder les œuvres dans une telle perspective permet-il de faire ressortir la richesse de la combinaison marche-et-photographie au-delà de ses composantes dénotatives, mais cela met également en lumière la proposition théorique du tiers espace comme outil d’analyse pertinent.
Le géographe et urbaniste américain Edward Soja conçoit le tiers espace comme une façon d’amener l’analyse spatiale au-delà de l’opposition binaire classique entre lieux réels et imaginaires. C’est un point de jonction hybride où le lieu et l’espace sont « ouverts et inclusifs plutôt que restreints par des protocoles autoritaires6 ». Les notions d’espace premier et d’espace second sont importantes pour comprendre cette théorie : la première notion est une « réalité quotidienne » comme l’espace de la maison, qui se fond dans la seconde – l’espace perçu ou le chez-soi « imaginé ». Prenons pour exemple la photographie d’une ville. Comme espace premier, c’est un espace délimité par la représentation d’un lieu dans le cadre d’une photographie ; comme espace second, le même lieu est imaginé, en-dehors de ses représentations traditionnelles par la société 7. Le tiers espace de Soja se distingue de l’espace premier et de l’espace second parce qu’il les englobe tous deux. Soja explique : « Tout se fond dans le tiers espace : le subjectif et l’objectif, l’abstrait et le concret, le réel et l’imaginaire, le connaissable et l’inimaginable, le répétitif et le différentiel, la structure et l’agentivité, l’esprit et le corps, la conscience et l’inconscience, la discipline et le transdisciplinaire, la vie quotidienne et l’histoire sans fin8. »
Of Walking présentait des œuvres de six artistes et d’un duo. La conservatrice a également profité de cette occasion pour montrer un échantillon de la collection du musée. Ces photographies de rue et documentaires, réalisées par des photographes appartenant au canon de l’histoire du médium, dont Robert Frank, Dorothea Lange et Garry Winogrand, ne faisaient pas partie de l’exposition, mais se trouvaient présentées en périphérie. Le fait de les placer en marge de l’exposition inversait leur position traditionnelle centrale dans la combinaison marche-et-photographie.
Les deux artistes exposés dans la salle principale proposaient des dialectiques et des applications radicalement différentes de l’art-et-marche comme création, ce qui provoquait un contraste entre les formes et les idées. L’artiste japonais Sohei Nishino (né en 1982) a en partie inspiré cette exposition, comme on l’a dit plus haut. Sohei parcourt à pied des villes comme Tokyo, Londres et Kyoto, pour ne citer que les lieux représentés dans cette exposition, en prenant des milliers de photos qui deviennent le matériau brut à partir duquel il crée d’immenses œuvres photographiques nommées Diorama Maps (2003-en cours). Ses images, « construites » de mémoire à partir de petites photographies individuelles prises selon différentes perspectives, reflètent sa relation impressionniste avec les lieux concernés. Ses cartes composites fonctionnent comme des représentations semi-abstraites : tout en évoquant les déambulations du photographe de rue à travers la ville, les cartes de Sohei introduisent également une autre manière de considérer la production de l’espace social. Son projet intègre à la fois les perspectives de l’espace premier (Tokyo, par exemple) et de l’espace second (ses représentations composites de Tokyo) tout en « ouvrant la portée et la complexité de l’imagination géographique ou spatiale9 » comme tiers espace.
Dans la même salle que les trois grandes compositions photographiques en noir et blanc réalisées par Sohei se trouvait une sélection de dix œuvres (images, photographies, textes, images accompagnées de textes et peintures) réalisées par le photographe et artiste du land art Hamish Fulton (né en 1946). Bien qu’il soit inspiré par des motivations très différentes de celles de Sohei, Fulton est néanmoins l’artiste marcheur par excellence, pionnier de cette forme de création où la marche elle-même constitue l’œuvre d’art. Certains de ses parcours sont des voyages de plusieurs semaines qui couvrent des centaines de kilomètres. Il est essentiel pour lui de ne déranger en rien le paysage, dont il ne rapporte, comme seules traces matérielles, que d’occasionnelles photos-souvenirs. Il les associe souvent à des légendes explicatives, pour créer des documents qui deviennent, selon sa formulation, « une protestation passive contre les sociétés urbaines qui aliènent les gens du monde de la nature10 ». Ici, le tiers espace émerge d’une exploration où la ville se retrouve reléguée à un statut marginal par les randonnées de Fulton, et où la spatialité s’ouvre à de nouvelles dimensions. Cette perspective acquiert une résonance particulière lorsque des exemples de sa documentation sont présentés dans la même pièce que les impressionnantes cartes conceptuelles de Sohei, au style affirmé.
Liene Bosquê (née en 1980) et Nicole Seisler (née en 1982), respectivement d’origine brésilienne et américano-néerlandaise, travaillent ensemble sur des projets également conceptuels. Le duo organise des promenades dans les villes, avec des participants auxquels on demande de prendre des empreintes du paysage urbain dans des blocs de porcelaine humide. Les objets qui en résultent, chacun porteur d’une trace unique, dénotent la nature indicielle de la photographie analogue, et constituent des traces matérielles du contact psychologique particulier de chaque participant avec les lieux parcourus. L’entreprise de Bosquê et Seisler présente une caractéristique du tiers espace en incarnant « les trois spatialités réunies – perçues, conçues, et vécues – nulle n’étant implicitement privilégiée à priori11 ». Leur travail était exposé avec une sélection de photographies reliées à la marche, choisies par les artistes dans le corpus de la collection permanente du musée.
Paulien Oltheten (née en 1982) est une artiste néerlandaise dont les images sont empreintes d’une qualité relationnelle particulière. Ses photographies et vidéos évoquent le passage du temps et les rencontres fortuites, et documentent des gens qui marchent ou qui occupent des espaces publics. Le projet qu’elle présentait dans cette exposition provient d’un travail en cours, où des photographies comme Proximics (ants) (2013) confirment l’acuité et la patience de son regard. Une autre section de l’œuvre montre une vidéo d’un homme en train de marcher bizarrement sur le trottoir dans le centre-ville de New York. Elle avait remarqué l’homme par hasard et a réussi à communiquer avec lui par lettre ; elle lui a demandé de marcher de la même façon devant sa caméra pour réaliser la vidéo. L’aspect étrange de cette scène rappelle l’expérimentation radicale de Bruce Nauman avec la marche dans ses œuvres vidéo de la fin des années 196012. Cette résonance historique vient s’accorder au tiers espace révélé par Oltheten et son marcheur, qui transforment l’espace hégémonique du centre-ville en espace d’expérimentation artistique non conventionnelle.
L’artiste singapourienne installée en Australie Simryn Gill (née en 1959) a exploré à pied pendant un mois les rues de Marrickville, en banlieue de Sydney, photographiant chaque jour, sur son chemin, des objets et des scènes ordinaires. Ses fascinantes séries de clichés très personnels rendent tangible l’idée de « [repenser] la marginalité dans son acte personnel de déplacement13 » qui est reliée au tiers espace. Chaque jour, elle emportait un nouveau rouleau de pellicule provenant d’un lot dont la date de péremption était mai 2006. La scénographie de May 2006 présentait plus de huit cents tirages argentiques regroupés en trente colonnes d’images, dont chacune représentait une journée de marche et un rouleau de pellicule. Au cours de ces promenades, comme le note Irvine, Gill demeurait réceptive au hasard et au « processus de découverte qui survient lorsqu’on marche quelque part : les endroits traversés prennent vie avec nos déambulations14 ».
En quittant la salle principale pour accéder à l’étage supérieur, on découvrait dans un couloir une série de tirages numériques à pigments extraits du projet Thrice Upon a Time (2012), réalisé par la photographe australienne Odette England (née en 1975). Vingt ans après que ses parents eurent perdu leur ferme laitière à cause d’une chute brutale des prix du lait, England est retournée sur les lieux de son enfance pour photographier des endroits chargés de mémoire choisis parmi ceux où ses parents avaient pris des photographies d’elle lorsqu’elle était enfant. Puis, en 2010, England y est revenue avec ses parents, auxquels elle a demandé de parcourir l’ancienne terre familiale avec, fixés sous leurs semelles, des négatifs couleur grand format des photographies qu’elle avait réalisées précédemment. Ces images salies, éraflées, déchirées, qui étaient présentées lors de l’exposition, apparaissaient comme autant de débris poétiques d’une perte personnelle. Le foyer familial, lieu d’une rupture entre l’espace réel et l’espace ressenti, transcende ici cette binarité pour devenir un tiers espace où il est possible de reconceptualiser l’idée même de l’espace et de la mémoire.
Of Walking se concluait sur deux tableaux électroniques de l’artiste américain Jim Campbell (né en 1956). Composé de diodes électroluminescentes (DEL) blanches, chaque tableau montre la silhouette, toujours en mouvement, d’une personne affectée par un handicap physique. Le travail post-photographique de Campbell est inspiré par l’histoire de la photographie, notamment la décomposition photographique du mouvement développée au XIXe siècle par le photographe et scientifique Eadweard Muybridge. Motion and Rest (2002) montre la silhouette solitaire d’un personnage handicapé qui semble progresser au travers de l’espace électronique créé par les centaines de minuscules lumières. La marche, la mémoire et la science se rejoignent dans un tiers espace où les points de repère géographiques ont disparu au profit d’une spatialité technologique : un espace différent, un lieu de résistance aux pratiques ambulatoires et photographiques dominantes.
L’exposition du Museum of Contemporary Photography créait un espace permettant à ces artistes de communiquer, marcher, créer et observer, tout en permettant au public de comprendre certains des liens significatifs qui existent entre la marche et la photographie. Of Walking offrait un espace critique d’échange entre l’art, la mobilité péripatéticienne, la mémoire, les politiques sociales, le hasard et l’histoire de la photographie. Le tiers espace de Soja est reconnu pour sa complexité conceptuelle, et son application recèle une telle richesse analytique que cet article en effleure à peine la surface. L’exposition a mis en présence plusieurs éléments ; cette combinaison de la marche et de l’art permet de repenser les lieux réels et imaginés, suggère des stratégies pour de nouvelles combinaisons, et révèle les possibilités infinies de la marche. Dans le cadre du tiers espace, ces œuvres nous montrent comment les pratiques quotidiennes de la marche et de la photographie peuvent se combiner en tant qu’agents actifs nous permettant d’étudier et d’imaginer, synchroniquement, en partant à la fois de la marge et du noyau central, les espaces qui nous entourent.
Traduit par Emmanuelle Bouet
2 Edward Soja désigne le tiers espace comme un nom propre, Thirdspace (voir la version anglaise de cet article).
3 Rebecca Solnit, L’art de marcher, Arles, Éditions Actes Sud, coll. Babel, 2002, p. 342.
4 Ibid., p. 14.
5 Entrevue avec Karen Irvine. [Notre traduction.]
6 Edward Soja, Thirdspace: Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Malden, Blackwell, 1996, p. 162. [Notre traduction.]
7 Le tiers espace selon Soja est plus approfondi et inclusif que d’autres propositions sur ce thème, comme celles introduites par le théoricien post-colonialiste et post-structuraliste Homi K. Bhabha, par Edward Said ou par l’auteure et activiste féministe et sociale bell hooks.
8 Soja, Thirdspace, p. 56-57. [Notre traduction.]
9 Edward Soja, Postmetropolis, Malden, Blackwell, 2000, p. 11. [Notre traduction.]
10 « Hamish Fulton », British Council: Visual Arts, en ligne : http://collection.british council.org/collection/artist/5/18781, consulté le 17 mai 2014. [Notre traduction.]
11 Soja, Thirdspace, p. 68. [Notre traduction.]
12 La vidéo de Nauman réalisée en 1968 Slow Angle Walk (Becket Walk) en est un exemple.
13 Soja, Thirdspace, p. 135. [Notre traduction.]
14 Entrevue avec Karen Irvine. [Notre traduction.]
Philippe Guillaume est un artiste, photographe et auteur péripatéticien installé à Montréal. Il est titulaire d’une maîtrise interdisciplinaire en histoire de l’art et de la photographie obtenue dans le cadre d’un programme indivuel spécialisé de l’Université Concordia. Il est membre du groupe de recherche sur l’histoire de la photographie canadienne (Canadian Photography History Research Group) lié au Département d’histoire de l’art de l’Université Concordia.