Par Jacinto Lageira
Une fois soulignée l’impossibilité des « photogrammes » réalisés à l’aide d’outils informatiques dans la série récente de Thomas Ruff, faisant ainsi le lien avec la formule de Moholy-Nagy expliquant que l’on pouvait faire des photographies sans appareil photographique (ses propres photogrammes), nous sommes immédiatement confrontés soit à l’élargissement de la notion de photographie, soit à sa disparition pure et simple au bénéfice d’un tout autre médium plastique. Que Ruff ait donné le nom et l’apparence de photogrammes à ses étranges images, puisqu’elles rappellent certains rendus et éléments obtenus de manière traditionnelle sur du papier photosensible, n’est pas un simple jeu paradoxal. Ce sont bien les notions de médium, de matériau, d’image, de représentation qui sont mises en question. Mais est-ce là un projet si radical dans le monde de l’art contemporain, où l’on ne compte plus les innovations technologiques et la très grande diversité des médiums ? Ce n’est assurément pas la performance technique qui étonne par elle-même, bien que l’on puisse admirer les formes, les couleurs et les formats, admirables précisément en raison de quelque ressemblance avec les photogrammes réalisés notamment durant les années 1920-1930. Car dès le moment où l’on se prend au jeu des imitations et des rapprochements, il apparaît assez vite que ces images sont tout le contraire du procédé du photogramme, puisqu’elles sont réalisées par ordinateur. Mais si Thomas Ruff a pris la peine de les dénommer ainsi, peut-être faut-il y prêter plus d’attention qu’à une simple curiosité ou à une amusante expérimentation.
Rappelons avant tout cette apparente banalité, laquelle continue d’être omise ou minimisée, qui est que la photographie traditionnelle (argentique et numérique) se trouve, du point de vue physico-mécanique, dans une relation assurément plus proche de son modèle – de l’objet, de la chose ou de l’être photographiés – mais n’a aucunement un accès privilégié à la réalité de ce modèle. Toujours selon le strict point de vue pragmatique, la réalité du représenté est certes plus aisément transférée dans sa représentation (la photographie finale), mais cette représentation demeure par nature et par définition une image du représenté, et non le représenté immanent, présent, accessible et connaissable comme tel. Le statut ontologique de la représentation est à la fois mis en question par son médium et en ce qu’il renvoie à une réalité qui n’est appréhensible qu’à travers différents systèmes de représentations, qu’ils soient perceptuels, langagiers, physiques ou biologiques. Pour que l’on puisse affirmer de manière définitive qu’une photographie est l’image de la réalité, encore faudrait-il savoir, indépendamment du médium en question, en quoi consiste cette réalité, ce qui est loin d’être acquis. Le photogramme étant une forme-image obtenue par le contact direct avec un objet placé sur le papier photosensible et par le contact direct de flux de lumière ou par leur absence, les « photogrammes » de Ruff ne peuvent donc avoir ce statut stricto sensu. Les images sont générées par ordinateur, et le référent final serait donc le logiciel qui les a calculées. Assurément, l’image photographique traditionnelle est plus proche, d’un point de vue physico-mécanique, du modèle qui lui est extérieur et existe dans le monde. Il faut cependant reconnaître que la vérité vraie ou la réalité réelle qui lui est attachée est aussi une construction dépendante de contextes socioculturels, de codes et de modalités sémiotiques. Si l’on ne peut contester que les « photogrammes » de Ruff sont une parfaite invention comparativement à l’image photographique traditionnelle, réalisée tout de même d’après ce qui lui est antérieur, on ne peut pas non plus nier que la photographie traditionnelle n’est pas toute la réalité en soi et par soi. Il y a donc une graduation dans la restitution de la réalité selon les médiums, qui va de l’image ou de la sculpture par contact et empreinte à la représentation par procédés informatiques.
Thomas Ruff a d’ailleurs exploré ces diverses graduations. De ses premiers portraits, qui furent pendant longtemps la marque de fabrique d’une certaine école allemande, à nos jours, nous pouvons constater qu’il a progressivement délaissé le modèle direct au profit d’images remontées, trouvées, floues, quasi méconnaissables, refaites, manipulées, de sorte que les images de la série récente des photogrammes ne doivent plus rien à quelque modèle préalable que l’on trouverait dans le monde environnant. Lorsque certaines séries photographiques nous montraient des visages humains composés de différentes parties d’autres visage étrangers et, qui plus est, assemblées de manière non linéaire, ou encore un troisième visage obtenu par superposition, nous avions déjà affaire à une mise en cause de ce qu’est ou peut être la réalité. Quel était finalement le visage véritable de la personne ? De banals trucages photographiques, tous vrais et authentiques d’après la conception traditionnelle, devenaient ainsi des fictions par simple manipulation et recomposition. Ce qui conduisait inéluctablement à ce constat que le médium, en soi, n’est pas vrai, réel ou authentique, du moins pas plus que tout autre. Ce sont bien plutôt les fonctions qu’on peut lui faire remplir qui l’instaurent ou non, plus ou moins ou non, dans un régime de réalisme ou de réalité.
L’astuce des « photogrammes » de Ruff est que l’on imite ici les photogrammes abstraits des avant-gardes, en ce sens qu’ils ne permettaient pas de reconnaître les éléments pourtant très concrets qui avaient été utilisées pour les réaliser. Et plus l’objet était concret, plus l’image tendait vers le non-figuratif. La chose se renverse ici, puisque l’on veut imiter des formes abstraites ou non figuratives d’autres images qui cherchaient elles-mêmes à échapper à toute mimésis. Car pour ce qui est du processus du représenté, il était inévitablement très concret et présent, le photogramme étant irréalisable en l’absence d’empreinte et de contact. Ces deux renvois à la réalité (photogrammes anciens et photogrammes de Ruff) ou à deux réalités bien différentes démontrent par là même que l’on peut très bien produire de l’imaginaire et de l’irréel avec des procédés des plus concrets et de l’imaginaire et de l’irréel avec des procédés technologiques complètement autonomes qui ne se fondent pas sur une réalité extérieure. Et ce n’est pas l’un des moindres paradoxes que de reconnaître que les « photogrammes » de Ruff renvoient, par imitation, à la réalité des photogrammes de Man Ray ou de Moholy-Nagy, par exemple, donc à la représentation de la réalité ou d’une certaine réalité, ce qui est depuis bien longtemps le cadre fondamental de la production esthétique occidentale. Et bien qu’il ne s’agisse pas ici de l’imitation d’une imitation – puisqu’il s’agit de l’imitation d’une reproduction très matérielle obtenue par empreinte –, Ruff renvoie au moins à une réalité vraie et authentique qui serait le matériau même du photogramme traditionnel. Car ce matériau qu’est le papier photosensible du photogramme des avant-gardes est bel et bien des plus concrets, comparativement à d’autres objets tout aussi matériels du monde, mais n’est pourtant pas une représentation de la réalité, ni même sans doute une image de cette réalité. L’empreinte, la trace, le dépôt, le résidu, le contact sont des termes bien plus adéquats pour rendre compte du processus autant que du résultat.
Les paradigmes artistiques et esthétiques occidentaux de la mimésis nous font encore tenir pour plus réelle ou contenant plus de réalité une œuvre dont les éléments sont reconnaissables ou suffisamment reconnaissables pour qu’on puisse faire le lien avec le monde. Pour cette raison, l’art abstrait ou non figuratif a eu du mal à être reconnu comme tout aussi réel ou tout aussi capable de représenter la réalité. Pourtant, un objet fictionnel, imaginaire, complètement inventé (non repris d’après ou inspiré par quelque chose qui existe déjà) possède autant de réalité qu’un objet relevant de l’imitation. Si toute représentation n’est pas imitation, au moins toute représentation est réelle ou relève d’une réalité, même fictionnelle. C’est l’une des réussites de cette série de Ruff de nous présenter une autre approche et pratique de la réalité. Non plus une réalité manichéenne ou le faux le dispute au vrai, le fictionnel au document, le factice à l’authentique, mais une réalité faite de très fines graduations, de transformations et de mutations progressives, de modifications estompées, par degrés, ce qui est une autre manière de nous dire que le processus même de la réalité est une dialectique des plus complexes.
Thomas Ruff est né en 1958 à Zell, en Allemagne. Au début des années 1980, il décide de se consacrer à la photo et devient l’élève de Bernd Becher à la Kunstakademie Düsseldorf. Sa premère exposition personnelle a lieu en 1981. Il vit et travaille à Düsseldorf. Il est repésené par la Gagosian Gallery et la David Zwirner Gallery.
Jacinto Lageira est professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et critique d’art. Il a notamment publié L’image du monde dans le corps du texte (I, II), Bruxelles, La Lettre volée, 2003 ; L’esthétique traversée. Psychanalyse, sémiotique et phénoménologie à l’œuvre, Bruxelles, La Lettre volée, 2007 ; La déréalisation du monde. Fiction et réalité en conflit, Paris, J. Chambon, 2010 ; Jean Marc Bustamante. Cristallisations, Arles, Actes Sud, 2012 ; Regard oblique. Essais sur la perception, Bruxelles, La Lettre volée, 2013.