De la vie au lit – Fanny Bieth

[Automne 2024]

De la vie au lit

par Fanny Bieth

[EXTRAIT]

Le hasard a voulu que je visite De la vie au lit, exposition à la Galerie de l’UQAM, un jour où j’y serais bien restée, au lit. Je dis « le hasard » parce que j’habite un corps valide, étranger aux incapa­cités chroniques, et que je savais donc temporaires la fatigue et les douleurs musculaires qui m’engourdissaient ce jour-là. Or, comme le souligne la commissaire Sarah Heussaff dans son texte de présentation, le lit est un lieu de vie quotidienne pour les personnes handicapées ou malades. Alors que le système capitaliste et capacitiste tend à le réduire à un espace de récupération en vue d’une meilleure (re)productivité, penser les expériences vécues au lit uniquement sous l’angle de la performance occulte les réalités de celles et ceux pour qui la vie au lit est non seulement une nécessité pour soulager le corps, mais aussi un moyen d’inventer son existence en dépit de l’inaccessibilité de la société et des oppressions qui en découlent. Les œuvres rassemblées dans l’exposition, qui relèvent principalement de l’installation, de la performance et de la vidéo, envisagent ainsi le lit et son chevet dans leurs dimensions intimes et politiques, comme des espaces de créations, d’échanges et de transmissions.

L’exposition s’ouvre sur une repro­duction en relief de la gravure La paresse de Félix Vallotton. Datant de la fin du 19e siècle, elle montre une femme étendue nue sur un lit, accompagnée d’un chat. L’œuvre tient ici lieu d’exemple des représentations historiques des corps allongés dans l’art, traditionnellement perçus comme passifs et indolents. À quelques pas de là, la vidéo Bodyfabric (2020) d’Octavia Rose Hingle contrarie immédiatement cette perception. On y voit, dans un montage de séquences rapide et dynamique, l’artiste danser sur un lit ou se promener avec une canne dans la rue. Au sol, un dispositif d’amplification de basses permet de ressentir davantage les vibrations de la musique rythmée qui accompagne la vidéo. Le lit est ici le cadre d’une chorégraphie exprimant une force vitale fort éloignée de l’inertie habituellement associée à cet objet.

Dans l’installation et la performance Spiral Life (2022) de Tamyka Bullen, le lit apparaît comme un lieu de recueillement et de partage authentique. Le texte de la performance met en scène Jimena, une femme lesbienne et sourde, au chevet de sa mère souffrante. Jimena évoque la séparation entre leurs mondes et révèle ses difficultés et ses aspirations. Sur la droite, Love My Dysfunctions (2020), de Rea Sweets, prend des allures de refuge tout en témoignant du capa­citisme qui anime le milieu académique. Une tente baignée de lumière rouge abrite un sac de couchage et un oreiller, sur lequel un texte de l’artiste relate diverses situations de discrimination. Au mur, un téléviseur diffuse un enregistrement de l’écran d’ordinateur de Sweets lors d’un travail de rédaction ayant duré toute une nuit.

Les œuvres Crash Pad (2016) de Cindy Baker et Bedding Out (2012–2013) de Liz Crow se partagent une section qui fait de la chambre à coucher un véritable espace communautaire de soin et de rencontres. Le lit rond de Crash Pad rappelle la forme d’une pilule. La couverture ainsi qu’un papier peint au mur sont constitués d’une multitude de dessins où sont représentées des personnes queer, en surpoids et aux incapacités diverses partageant des moments de vie dans une chambre. Six versions à l’aquarelle de ces dessins sont encadrées au mur. Au-dessus d’un lit, un téléviseur présente la performance Bedding Out au cours de laquelle Liz Crow est restée 48 heures alitée dans un espace d’exposition au Royaume-Uni, discutant avec le public réuni autour d’elle. En rendant compte de la réalité complexe de la vie d’une personne handicapée, Crow entendait notamment dénoncer les stéréotypes liés à l’invalidité. Le lit incarne le terrain du repos, mais aussi du partage et de la résistance.

Au bout de l’espace d’exposition, The Cost of Entry is a Heartbeat (2020) de Salima Punjani tient lieu de sanctuaire. L’installation multisensorielle est délimitée par un rideau noir. À l’in­térieur, un lit, des canapés et des poufs sur lesquels prendre place. Au mur est projetée une vidéo réalisée dans les bains thermaux de Budapest. C’est là que l’ambiance sonore a également été captée. Des fioles contenant différentes odeurs – rose, café, orange et eucalyptus, etc. – donnent une dimension olfactive à l’expérience, tandis qu’à travers un casque, l’artiste nous encourage à prendre un temps d’arrêt collectif, à apprécier les vibrations qui nous lient et à échapper, au moins un temps, à la pression produc­tiviste.

L’ensemble de ces propositions ar­tistiques mobilise fortement les corps des artistes, de même que ceux des membres du public. Les performances et activations des œuvres qui ont eu lieu au cours de la présentation de l’exposition ont particulièrement mis en lumière cette implication. De la vie au lit invite à l’écoute attentive de tous les corps, mettant en avant leur beauté et leur capacité de résistance. L’exposition souligne les aspects politiques et culturels des vies passées au lit. Souvent considéré comme un espace privé et intime, le lit devient ainsi le point central d’une communauté, un lieu de repos autant que d’expression.

Le travail commissarial de Sarah Heussaff illustre brillamment l’importance de promouvoir l’accessibilité dans le domaine artistique. Afin que chaque personne puisse aborder les œuvres selon ses propres besoins et préférences, différentes entrées sensorielles sont proposées : textes imprimés, versions en braille, audiodescriptions, interprétations en langue des signes, etc. De plus, des aménagements ont été réalisés, tels qu’une rampe d’accès à la Galerie de l’UQAM et une salle calme dans laquelle on pouvait consulter des zines en lien avec le thème de l’exposition. Ces pra­­ti­ques et dispositifs non seulement ren­dent l’art plus accessible, mais enrichissent du même pas l’expérience de l’exposition pour l’ensemble du public. Ce n’est pas tout de reconnaître et valoriser la force créatrice des artistes de la diversité capacitaire, il est aussi impératif de repenser nos espaces et nos pratiques pour les rendre vérita­blement inclusifs. En ce sens, De la vie au lit apparaît comme un exemple remarquable.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : De la vie au lit]