Deanna Bowen, L’artiste en justicière – Cheryl Simon

[Automne 2024]

L’artiste en justicière

par Cheryl Simon

Ce que je fais, c’est contextualiser l’expérience de ma famille. C’est ce dont ils ont été témoins au cours de leur vie, et c’est ça que je voulais mettre en avant : surtout ce qu’ils ont intériorisé. Pouvoir le manifester et le faire connaître pour que les gens voient ce dont ils ont été témoins, ce qu’ils ont vécu – c’est un moyen pour moi de venger ma famille, pour ainsi dire. Je me sers de ces mots sans ambages. Ils ont été lésés par l’histoire et c’est donc l’occasion de leur rendre justice d’une manière très concrète et très publique.
– Deanna Bowen1

Le Mille carré doré, exposition de Deanna Bowen à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia à Montréal2, développe les thèmes et stratégies explorés auparavant par l’artiste, notamment avec Les Canadiens noirs (après Cooke), sa vaste et controversée murale photographique installée sur la façade du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) à Ottawa3. Si, pour ce dernier projet, Bowen a réuni du matériel d’archives pour reconstituer les récits entrecroisés des politiques et pratiques raciales en Amérique du Nord et de la création des institutions culturelles au Canada de la fin du 19e siècle au milieu du 20e, les images et documents éphémères présentés dans Le Mille carré doré plongent dans les fondements sociaux, politiques et économiques de l’identité nourris par ces productions. Plus particulièrement, l’installation fait le lien entre le statut, la prospérité et les traditions culturelles des Anglo-Canadiens à Montréal et les relations coloniales entre le Canada et l’Empire britannique à la même époque.

Trait caractéristique de la démarche de Bowen, l’une comme l’autre de ces expositions tire son matériel d’un large éventail de sources archivistiques, proposées sous forme de constellation et agencées de manière à remettre en question les discours historiques officiels à propos de l’identité canadienne, apportant des indices d’un vécu d’appartenance différent et plus complexe. Elles rendent notamment hommage aux expériences passées et aux récits personnels des propres ancêtres de Bowen, témoignant des événements et situations qu’ils et elles ont pu connaître et subir en tant qu’immigrants noirs dans ce pays, avec des références historiques couvrant une période allant de la naissance en Afrique de l’arrière-arrière-arrière-grand-père de l’artiste à la fin des années 1700 jusqu’à celle de sa mère aux États-Unis au milieu du 20e siècle, une durée de quelque 150 ans.

Le projet au MBAC, qui raconte une histoire complexe, difficile et hautement chargée, juxtapose portraits de têtes couronnées, de politiciens, d’abolitionnistes et de personnalités autochtones et images de paysages anéantis, d’entraves d’esclave et de tatouages. Il met aussi en relief la résistance à l’immigration noire et juive et la présence d’organisations suprémacistes blanches au Canada, avec des représentations de figures politiques responsables des politiques d’admission restrictives et de la conception et la mise en place du système des pensionnats autochtones, exposées parallèlement à des photos d’un conseil impérial du Ku Klux Klan à Vancouver en 1925 et du très honorable W. L. Mackenzie King assis avec un officier nazi lors d’un événement sportif à Berlin en 1937. En mêlant ces images à celles d’artistes, d’historiens de l’art et d’institutions artistiques actives à la même époque, la murale tisse des correspondances entre ce que l’on perçoit souvent comme des récits concurrents façonnant l’histoire canadienne – d’empire et de construction de la nation, d’émancipation et d’oppression, d’héroïsme et de violence.

Les Canadiens noirs (après Cooke) a suscité la polémique. Certains journalistes ont saisi l’occasion pour déplorer l’engagement du MBAC à décoloniser l’institution et ont pris en exemple la commande passée à Bowen comme une forme de révisionnisme historique délétère inhérent à ce tournant émancipateur. D’autres se sont insurgés contre l’utilisation de fonds publics pour financer une œuvre d’art rappelant le passé raciste du pays4. Des contributeurs à la section courrier d’une revue d’art en ligne ont mis en doute la véracité fac­­tuelle du propos de Bowen, s’alarmant particulièrement que la réputation du Groupe des Sept y soit entachée par l’insinuation d’associations idéologiques5. Quelques voix ont reconnu la signification symbolique de la création de Bowen, saluant son importance pour les visiteurs du musée et les travailleurs du milieu culturel dont l’expérience personnelle pourrait se refléter dans l’histoire racontée par la murale6.

Le Mille carré doré n’a pas généré un débat d’une telle ampleur. Bien que l’exercice déconstruise lui aussi les récits officiels pour mettre en lumière les mécanismes complexes du pouvoir et de la politique qui ont formé la culture et la société canadiennes, il propose une orientation très différente. Les installations de Bowen sont généralement conçues pour le lieu qui les accueille, et cette exposition ne fait pas exception. Alors que la localisation des Canadiens noirs (après Cooke) sur la façade du MBAC, donnant sur les Chambres du parlement, annonçait l’attention particulière portée par l’œuvre aux politiques des nations et à la culture nationale, le contexte de l’exposition à la Galerie Leonard & Bina Ellen, entre les anciennes demeures de l’élite montréalaise et les clubs de jazz du passé, propriétés des communautés noires, imposait un angle différent. L’accent a été mis sur la nature des interactions entre relations sociales et positions d’influence sur les terrains d’expression de la culture populaire.

L’exposition à Montréal entrelace photographies provenant de journaux locaux, de groupes de la société civile et d’archives militaires avec des images et des documents éphémères issus en grande partie des médias et divertissements répandus dans la ville dans la première moitié du 20e siècle. Des objets souvenirs et des journaux illustrés célébrant les visites de membres de la royauté au Canada côtoient des vues en format carte postale d’hôtels particuliers montréalais, des affiches promotionnelles pour des productions théâtrales et des spectacles de cabaret, des illustrations sur cartes à jouer et dans des livres de contes, ainsi qu’une étonnante variété de caricatures. Si le narratif historique reflété dans cette fusion enjambe classes et cultures, il illustre cependant bien les attitudes sociales et intérêts culturels prévalant parmi l’élite qui réside dans le réputé Mille carré doré à Montréal. Du milieu des années 1800 au début du 20e siècle, ce quartier du centre-ville de la métropole était l’épicentre du pouvoir canadien, habité par des personnalités influentes comme des barons du chemin de fer, magnats de la navigation, éditeurs de journaux, industriels et banquiers, nombre d’entre elles étant d’ascendance écossaise et certaines, anoblies. Ces particuliers contrôlaient alors 70 pour cent de l’ensemble de la richesse nationale, modelant le patrimoine culturel du pays, un legs profondément marqué par des idéaux impérialistes.

C’est un fait connu que le Canada devait beaucoup de sa prospérité à la Grande-Bretagne ; pourtant, sa dépendance économique à l’hégémonie exercée sur d’autres nations et son appui tacite à l’expansion coloniale britannique ailleurs dans le monde sont rarement mentionnés. Dans un même ordre d’idées, s’il est communément admis que la colonisation a eu des conséquences différentes pour les populations racisées et autochtones que pour les Européens blancs, une discussion franche sur le sujet n’est encore pas monnaie courante. D’ailleurs, le rôle que la production culturelle joue dans le maintien et la reproduction de cette disparité, mais aussi dans la résistance à celle-ci, est peu abordé. Le Mille carré doré plonge dans ces débats, les intersections entre guerre, privilège de classe, race et représentation lui servant d’objets critiques principaux.

Le stratagème employé par Bowen en ouverture est énigmatique : une reproduction photographique de plus de neuf mètres d’un rouleau de piano pneumatique s’étire à la grandeur de la vitrine de la galerie, invitant le visiteur à découvrir une thématique qui sera un des fils d’Ariane de l’exposition. De l’extérieur, difficile de cerner ce dont il s’agit, bien que les trous pratiqués dans le papier laissent supposer une sorte d’automate. L’objet et sa signification livrent mieux leur secret une fois à l’intérieur. Duplication de Smoky Mokes Cake Walk Piano Roll (2024), de Bowen, la pièce annonce les intérêts en jeu dans la lutte que met en scène l’exposition : l’annexion et l’exploitation financière des formes et identifications culturelles.

« Smoky Mokes Cake Walk », un morceau de ragtime écrit par Abraham Holzmann, compositeur de Tin Pan Alley, compte parmi les premiers exemples de détournement culturel : une interprétation blanche d’une forme musicale noire, inventée au départ pour parodier les attitudes sociales des Blancs. Trouvant son origine dans la communauté afro-américaine à la fin du 19e siècle, le cakewalk est une danse dont les racines remontent aux rassemblements dans les plantations et aux traditions des esclaves. Des couples s’y livrent à un concours de danse pastichant les manières sociales des propriétaires de plantation, la meilleure performance étant récompensée par un gâteau. Plus tard, récupéré par la culture blanche dans les spectacles de cabaret dont les interprètes blancs sont déguisés en Noirs, le cakewalk reprend ces pas de danse pour se moquer de la culture afro-américaine. Si, comme Amiri Baraka (LeRoi Jones) le souligne, « l’idée de baladins blancs grimés en noir caricaturant une danse qui les caricature eux-mêmes [est] d’une singulière ironie », elle condense, en miniature, le type de combat pour le pouvoir sur l’autodéfinition et l’identité à l’œuvre dans les milieux populaires7.

À la fois emblème et refrain, le cakewalk irrigue l’exposition tout entière. Des fac-similés de partitions et de couvertures de disque de cakewalk, ainsi que des photographies d’interprètes et de performances apparaissent dans différentes constellations tout au long de la présentation, une installation vidéo en deux parties montrant une captation historique de danseurs noirs et blancs de cakewalk – au ralenti pour en amplifier les mouvements stylisés – clôturant la visite. Plus touchant encore, les notes d’Oscar Levant jouant « Golliwog’s Cakewalk » de Claude Debussy filtrent à travers tout l’espace, teintant les rencontres des visiteurs avec chaque regroupement d’œuvres. Caractérisée par des rythmes réguliers et syncopés, la pièce prend un certain sens face aux assemblages de matériels à thématique musicale – affiches, portraits, photos promo­tionnelles de légendes musicales et de comédiens de théâtre locaux –, un autre lorsqu’on regarde les images de spectacles d’appropriation dégradants juxtaposées aux caricatures atroces de Golliwog tirées des livres de contes et cartes à jouer pour enfants, un autre encore devant les photographies évoquant la guerre anglo-zouloue, les plantations de canne à sucre en Jamaïque fournissant les raffineries canadiennes, ou les hangars de détention hébergeant les ouvriers chinois employés à la construction du chemin de fer canadien. Dans le premier cas, le rythme semble se développer à la manière d’une composition de jazz, les notes cadencées soulignant la différence d’harmonique nécessaire pour chaque image individuelle. Nous voici prêts à chercher la représentation honorifique d’exception – et il y en a beaucoup à trouver, notamment dans les portraits de groupe. Lorsqu’on fait face aux images présentant des stéréotypes humiliants produites, semble-t-il, pour justifier la violence de l’entreprise coloniale, la tonalité se fait plus sombre, la syncope sonnant plus contrainte et automatisée, comme voix de la pression désincarnée et impitoyable de la production industrielle plutôt qu’appel et réponse de l’innovation musicale.

Bowen se présente elle-même comme « une artiste, une éducatrice, et une fauteuse de troubles8 ». Elle aurait pu ajouter « bâtisseuse de communauté ». Malgré toutes les histoires et vérités douloureuses que ses œuvres ont révélées, elle demeure pleinement concentrée sur les possibilités dont le passé peut être garant pour le présent et l’avenir. De son point de vue, si décolonisation a un sens, c’est celui d’ouvrir un musée à de nouvelles perspectives, et les archives, à de nouvelles découvertes : de placer l’histoire entre les mains de celles et ceux pour qui elle peut compter le plus. Si l’on considère la thématique abordée dans son œuvre, l’esprit festif créé par les événements entourant ses expositions peut paraître surprenant. L’inauguration officielle de la murale d’Ottawa coïncidait avec le Jour de l’émancipation, officialisé en 1834, à la date où la loi sur l’abolition de l’esclavage de 1833 a été promulguée. Les membres de Black History Ottawa, un organisme de bienfaisance ayant vocation à mieux faire connaître les cultures et histoires de Noirs, ont été invités à participer au lancement et à la réception, et des centaines se sont présentés, certains entrant au MBAC pour la première fois. À Montréal, un concert du Charles Ellison Quintet lors de la conclusion de l’exposition a rapproché les amateurs de jazz contemporain de la longue histoire culturelle musicale de la ville. Et pendant sa durée, Bowen a invité des groupes d’étudiants à venir parler de leurs propres recherches dans les archives, devant une salle comble !

Lors d’une discussion publique avec Bowen, Désirée Rochat, chercheuse en résidence de la Bibliothèque de l’Université Concordia, a estimé que les rythmes de l’exposition portaient en eux une dimension de l’esprit de résilience de la communauté noire militante historique de Montréal, et aussi de son bonheur de célébrer. C’est une prouesse remarquable que de garder l’histoire vivante, de contrecarrer l’oppression sociale et l’assimilation culturelle, de bâtir communauté et d’y amener la joie, tout cela en même temps. Fauteuse de troubles, en effet !   Traduit par Frédéric Dupuy

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : L’artiste en justicière]

NOTES
1 Deanna Bowen, parlant de sa murale Les Canadiens noirs (après Cooke), vidéo YouTube mise en ligne par le Musée des beaux-arts du Canada, 11 juillet 2023, https://www.youtube.com/watch?v=MjcmeOS6vdQ&ab_channel=Mus%C3%A9edesbeaux-artsduCanada
2 Le Mille carré doré, organisée par Michèle Thériault, Galerie Leonard & Bina Ellen, 21 février – 13 avril 2024.
3 Les Canadiens noirs (après Cooke), organisée par Jonathan Shaughnessy, Musée des beaux-arts du Canada, été 2023 – automne 2024.

4 Voir Sophie Durocher, « Bande de racistes ! », Le Journal de Montréal, 28 juin 2023, https://www.journaldemontreal.com/2023/06/28/bande-de-racistes ; James Sarkonak, « National Gallery Trades Accuracy for Diversity », National Post, 30 juillet 2023, https://nationalpost.com/opinion/national-gallery-trades-historic-accuracy-for-diversity.
5 Voir Paul Gessell, « Contra­dictory Truths? », Gallerieswest, 17 juillet 2023, https://www.gallerieswest.ca/magazine/stories/contradictory-truths/, et « Debate Grows Over Installation at National Gallery of Canada », 2 août 2023, https://www.gallerieswest.ca/news/debate-grows-over-installation-at-nat/.
6 Voir Gabrielle Moser, « Deanna Bowen: National Gallery of Canada », Artforum, 31 décembre 2023, https://www.artforum.com/events/gabrielle-moser-deanna-bowen-national-gallery-of-canada-2023-545549/ ; Barbara Fisher, « Guilt by Association, or by Complicity? », Gallerieswest, s. d. https://www.gallerieswest.ca/guilt-by-association-or-by-complicity.
7 Amiri Baraka, Blues People: Negro Music in White America, New York, William Morrow, 1963, p. 86. [Notre traduction] [Également paru en édition française sous le titre Le peuple du blues : la musique noire dans l’Amérique blanche, traduit de l’anglais par Jacqueline Bernard, Paris, Gallimard, cop. 1968.]
8 Bowen, vidéo YouTube du MBAC, op. cit.

L’autrice

Cheryl Simon est une universitaire et écrivaine dont les recherches récentes portent sur les arts algorithmiques et la culture Internet, la photographie et les archives, l’archéologie des médias et les modalités évolutives des pratiques artistiques entourant l’écran. Elle enseigne au programme de maîtrise en beaux-arts Studio Arts de l’Université Concordia et au département Cinéma + Communications du Collège Dawson, les deux à Montréal.