Eric Tschaeppeler, Birth Order (Ordre de naissance) – Michel Hellman

[Automne 2024]

Birth Order

par Michel Hellman

[EXTRAIT]

L’environnement familial dans lequel nous grandissons joue un rôle fondamental dans la construction de notre identité, mais aussi l’ordre selon lequel naissent les enfants. C’est ce qu’affirme le photographe Eric Tschaeppeler dans son exposition intitulée Birth Order (Ordre de naissance) présentée à la Maison de la culture Janine-Sutto. Celle-ci porte sur la relation qui existe dans une fratrie, ainsi que la place déterminante que l’ordre entre cadet, aîné ou benjamin aura sur la personnalité ou même sur la destinée. « La relation entre les frères et sœurs est souvent la plus longue que nous aurons dans notre vie […], écrit l’artiste dans le dépliant publié pour l’occasion. Nous pensons être libres, mais nous sommes nés dans un monde où d’autres ont des attentes et des projets pour nous. [L’ordre de naissance] nous accompagne toute notre vie et influence toutes nos relations. » Tschaeppeler illustre cette affirmation par de captivants portraits photographiques qui montrent des Montréalais d’âge, de classe sociale et de milieux différents, tous membres d’une fratrie.

L’exposition s’inscrit dans une large démarche axée sur ce sujet qui fascine l’artiste : la dynamique des relations familiales. Son site Internet présente ses autres projets : Child Free, par exemple, expose des individus, ou des couples, qui ont fait le choix de ne pas avoir d’enfants. It Takes a Village parle du thème de la responsabilité familiale et Unrequited Love raconte les dynamiques de couples. L’approche technique pour ces différents projets photographiques est similaire. L’artiste recrute ses sujets par l’entremise de petites annonces et les photographie chez eux avec un appareil plein cadre et un éclairage minutieux qui fait ressortir tous les détails de la pièce. Il s’agit donc ici d’une soigneuse mise en scène et non de la capture d’un instant. Mise à part la série It Takes a village, qui est en noir et blanc, avec parfois une personne laissée en flou en arrière-plan, les tirages de ses autres séries sont en couleur, d’une qualité d’image très nette et imprimés en jet d’encre sur papier Archives grand format.

Ses œuvres, qui s’inscrivent dans le genre portrait, possèdent aussi un caractère documentaire. Bien qu’il ne se représente pas lui-même dans son travail, l’artiste souligne clairement la dimension autobiographique qui l’influence. Il dit que l’idée derrière « Ordre de naissance » lui est venue alors que son frère était tombé malade lors de la pandémie et qu’il lui était difficile de trouver des soins appropriés. Cet événement l’a fait réfléchir à sa relation fraternelle et lui a fait prendre conscience de la fragilité de la vie.

Dès l’entrée de l’exposition, on est frappé par l’aspect épuré de la salle. Les œuvres sont toutes de la même dimension et ont comme titre un simple nom de famille. C’est une présentation sobre et sans artifices qui va droit au but : l’artiste choisit de montrer ses sujets dans leur intimité. On regarde les images comme si on déambulait dans la rue et qu’on observait ces scènes de vie montréalaises à travers les fenêtres d’un immeuble.

On est happé par la composition des photos, avec des intérieurs différents les uns des autres et des personnages parfois très colorés. On voit de jeunes enfants, des adultes ou des personnes plus âgées dans des chambres à coucher, des salons chic ou des cuisines encombrées. Influencé par le titre de l’exposition, on essaie de trouver des airs de ressemblance chez ceux qu’on imagine être les membres d’une même famille, on tente de deviner qui est le grand frère ou la grande sœur, qui est le cadet ou le benjamin (« le plus vieux c’est toujours celui qui fait un moins beau sourire », déclare mon fils de douze ans, lui-même l’aîné de trois…) On devient aussi fouineur et on s’attarde sur chaque objet en lui donnant une signification particulière. C’est d’ailleurs le but avoué de l’artiste, laisser le soin au spectateur de construire son propre récit. Il précise que des « indices » permettent de deviner qu’il y a aussi parfois des absents ou des disparus dans ses portraits de famille, ainsi que des représentations de fratries moins traditionnelles (familles recomposées, enfants adoptés).

Cette incursion dans l’intimité de familles variées est captivante, mais peut nous laisser un peu perplexes. Peut-on réellement affirmer que ces personnages si différents les uns des autres sont liés par l’influence qu’a pu exercer (ou que va exercer) sur eux l’ordre de leur naissance ? Sur les murs, des citations tirées d’un livre d’un certain Frank Jones Sulloway (un « psychologue évolutionniste ») défendent cette idée. Selon lui, « les frères et sœurs élevés ensemble ont des personnalités presque aussi différentes que des personnes issues de familles différentes. Les premiers-nés semblent être plus semblables à d’autres premiers-nés qu’à leurs propres frères et sœurs plus jeunes ». Cela semble un peu exagéré et pas nécessairement documenté (les propos de Sulloway sont d’ailleurs remis en question par d’autres chercheurs). Quoi qu’il en soit, aucune personne ayant grandi au sein d’une fratrie ne peut nier l’influence que celle-ci a pu avoir sur son caractère. Au-delà de l’affirmation peut-être trop exagérée sur la réelle portée universelle de l’ordre de naissance sur le développement humain, l’idée de Tschaeppeler d’aborder ce sujet à travers un projet photographique est certainement originale.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : Birth Order]