Fatine-Violette Sabiri, Kiss Landing – Fanny Bieth, La photographie comme un talisman

[Été 2025]

La photographie comme un talisman
par Fanny Bieth

[EXTRAIT]

Fatine-Violette Sabiri est une artiste multidisciplinaire dont le travail embrasse notamment la photographie, les arts textiles et l’installation. Son ouvrage Kiss Landing, publié en 20241, rassemble près de 200 photographies prises à Casa­blanca, où l’artiste est née, et à Montréal, où elle vit et travaille. Réalisés sur une période de dix ans, les clichés explorent sa double appartenance et exposent les liens forts qui l’unissent à ces villes entre lesquelles elle voyage régulièrement depuis son enfance. Orientant son objectif vers son environnement immédiat, la photographe met en lumière la façon dont les deux lieux, malgré la distance géographique, s’unissent pour former le cadre de son expérience personnelle.

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Le livre s’ouvre sur une vue de l’atelier de l’artiste en juillet 2022. Sur le mur, des photographies présentes dans l’ouvrage sont accrochées au-dessus d’une table sur laquelle se trouvent d’autres tirages, des rouleaux de ruban adhésif, des pots remplis de pinceaux et de crayons, de la peinture, des livres, une fleur séchée… Des pains ronds accrochés au plafond forment une guirlande dans la partie supérieure de l’image. L’ensemble fait signe vers le processus de création et vers la relation de compagnonnage qui se tisse entre une artiste et son œuvre. Il y a quelque chose de l’ordre de l’artisanat dans l’attention à la matérialité qui infuse le travail de Fatine-Violette Sabiri. Au sein même des clichés, cette matérialité est par ailleurs mise en valeur lors de leur mise en exposition, à travers les supports employés et les objets qui peuvent accompagner les images. Par exemple, à Al’automne 2022, « Papa, Malika et ma guirlande de pain, Ca­­sa­blanca, juin 2022 », la photo 32 de Kiss Landing, que l’on voit punaisée au mur du studio en juillet de la même année dans la première image du livre, figure dans une exposition2 à Toronto avec une guirlande de pain bien réelle sortant du cadre. L’enfilade de pains, symboles de convivialité s’il en est, ouvraient véritablement l’espace de l’image pour y accueil­lir la spectatrice. Une hospitalité centrale dans Kiss Landing.

La narration de ce projet se développe sur le temps long. Elle puise dans une collection importante de photographies documentant le quotidien de l’artiste à la façon d’un journal. Fatine-Violette Sabiri a 18 ans en 2012, lorsqu’elle réalise les plus anciens clichés de l’ouvrage. Les dix années que couvrent ces photographies correspondent donc au début de sa vie d’adulte, marquée par sa formation artistique. Il s’agit d’un temps particulier de liberté, d’explorations et de découvertes – de la photographie notamment. Celle-ci, propice à la multiplication d’essais esthétiques, accompagne ce que l’on devine au fil des pages être une quête identitaire plus personnelle. La question du chez-soi et, à travers elle, celle de la place qu’on occupe dans le monde traversent l’ouvrage.

En aviation, l’expression anglaise « kiss landing » désigne un atterrissage en douceur, presque imperceptible. Cette douceur, dans le cas présent, renvoie d’abord vers l’intimité et la familiarité qu’entretient l’artiste avec les lieux où elle atterrit, vers l’hospitalité de ses proches dont les portraits – genre majoritaire dans l’ouvrage – peuplent son travail. Ceux-ci, qui semblent tantôt pris sur le vif, tantôt posés, témoignent des relations affectives qui sont centrales dans Kiss LandingKiss Landing. Fatine-Violette Sabiri a d’ailleurs consacré une exposition, tenue à Montréal3, aux liens qu’elle entretient avec ce petit frère qui a grandi au loin.

La photographie opère comme un talisman qui déjouerait la distance. Plus que du voyage, c’est sous le signe de la distance qu’est placé Kiss Landing. Cette distance spatiale, sous-tendue par nombre de départs et de retrouvailles, influence nécessairement le regard, lui donne une certaine intensité. Naturellement, l’attention se porte sur le familier que l’on retrouve et que l’on quitte, selon des vagues qui donnent toute sa grandeur et sa beauté au banal (un lit, une corbeille de fruits, un repas, etc.) fait de détails où se niche l’intime. La proximité qui forme la substance de l’ouvrage répond à l’éloignement géographique : dans l’intimité de l’expérience individuelle, des liens invisibles, mais ténus, se tissent entre deux villes, si bien que l’on se trouve comme enserré dans l’interstice de leur embrassade. Kiss Landing donne à voir cet enveloppement dans lequel se négocie l’existence, à travers les lieux, les êtres et les choses dont on s’entoure pour se faire un monde.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 129 – D’UN CONTINENT À L’AUTRE ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : TITRE ARTICLE]


Née en 1994, Fatine-Violette Sabiri est diplômée de l’Université Concordia. Dans sa pratique, elle fait appel à la photographie, aux textiles et à des techniques artisanales traditionnelles à partir desquels elle tire des récits teintés d’autobiographie. Elle a exposé au Canada, au Maroc, en République tchèque et est représentée par la galerie Eli Kerr, de Montréal. fvs247.com


Fanny Bieth est autrice et doctorante en histoire de l’art à l’UQAM, spécialisée en études photographiques. Ses recherches portent sur les rapports entre la psychiatrie et les médiums photo et cinématographiques. Elle est responsable de l’édition de la revue Captures.