[Automne 2024]
Éditorial
par Jacques Doyon
Dans le texte de présentation de l’œuvre Game Theory: Global Gamesmanship de Suzy Lake, Georgia Scherman cite un extrait du livre Ivory Vikings: The Mystery of the Most Famous Chessmen in the World and the Woman who Made Them de Nancy Marie Brown, qui dit : « Tout le monde s’accorde à dire que les reines de Lewis n’ont pas l’air contentes. Sans être des guerrières, ce sont des femmes en guerre ».
Le jeu d’échecs de Lewis, avec ses figures si particulières, est celui qu’utilise Suzy Lake comme scène pour une exploration des rapports de pouvoir et de leurs effets collatéraux. La reine y est triste, elle est au désespoir. Elle pleure les effets bien palpables du gamesmanship, une notion centrale dans la théorie des jeux, imparfaitement traduite en français par « l’esprit du jeu », qui exprime en fait l’idée que tous les coups sont permis, dans le respect d’une certaine légalité, pour mettre à mal et déstabiliser son opposant. C’est l’exact opposé de la notion de sportsmanship, associée au fairplay. Dans l’ère qui est aujourd’hui la nôtre, une telle notion de gamesmanship est promue par certains spécialistes – ô surprise – comme une notion d’excellence.
Suzy Lake se met ici en scène à la fois comme reine et comme pion. Dans les versions anciennes du jeu d’échecs, la reine se mouvait de façon aussi limitée que le pion. Elle a par la suite gagné en mobilité et en puissance, mais elle demeure encore aujourd’hui cantonnée au rôle de serviteure et de protectrice du roi. Telles sont les règles du jeu. C’est tout cela, et ces effets délétères, que l’on retrouve sur cette scène brisée, avec une reine et des pions qui avancent vers la lumière, sur fond d’un monde sombre avec les silhouettes du pouvoir qui s’estompent…
Voilà qui énonce, sur un mode plus conceptuel, le programme d’une lutte féministe engagée depuis plusieurs siècles. Elle est ici le fait d’une artiste performeuse travaillant autour de ces questions depuis les années 1970 et qui œuvre à déconstruire les canons de la culture occidentale dominante assignant encore les femmes à une position de subordination quand il s’agit des vrais enjeux du pouvoir. Suzy Lake figure ici comme matriarche, représentante d’une génération qui a ouvert la voie à des femmes artistes plus jeunes qui reprennent le flambeau à leur façon et l’inscrivent dans un contexte de décolonisation ou de lutte contre le fondamentalisme islamiste, là où opèrent également des règles de pouvoir façonnant durablement nos sociétés.
Portraits hiératiques, solennels et emblématiques de femmes solidaires, « debouttes » et combattantes. Pour l’une, Caroline Monnet, de culture mixte, anishinaabe et française : l’affirmation d’une filiation matrilinéaire, au sein d’une culture autochtone où l’apport des femmes est inestimable. Pour l’autre, Zaynê Akyol, de culture kurde vivant au Québec : l’illustration de l’engagement des femmes, véritables amazones sur le terrain très concret de la guerre, et ce, depuis des générations, contre l’intégrisme religieux. Figures de transmission et de résistance : sœurs, combattantes, reines, à l’assaut du gamesmanship, pour un changement des règles actuelles du pouvoir.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Femmes en guerre]