[Hiver 2025]
Un penchant pour les lieux
par Kenneth Hayes
Geoffrey James occupe une place singulière, essentielle, dans la photographie canadienne. Il est d’une génération (et, ajouterais-je, d’une conviction) qui fait de lui un rare acteur de la photographie itinérante, ou de rue, dans ce pays, mais il est également intimement au fait du rôle que l’art canadien – et, en particulier, l’École de Vancouver – a joué dans l’effacement de cette forme de photographie. Aborder son œuvre revient donc parfois à observer l’histoire de la photographie à travers des strates transparentes. Prenons, par exemple, On the Copper Cliff Bus, Copper Cliff, ON, 2011, image saisissante d’une mère enceinte avec son fils dans un autobus public au cœur de la monographie Canadian Photographs1. Le cadrage par lui-même indique que la photo a été prise spontanément, mais difficile de penser que la pose des mains de la mère dans un moment de repos – l’une tenant son fils blondinet endormi par l’entrejambe, l’autre soutenant sa tête dans un geste élaboré et énigmatique – à ce point trop expressive et exagérément étudiée, est totalement fortuite. L’effet est renforcé par le fait que mère et fils sommeillent ou, pour le dire autrement, sont inconscients et vulnérables dans un espace public.
La scène fait écho à l’histoire de l’art marial dans son ensemble, mais un œil cynique y verra peut-être la mise en scène par un artiste aux nobles intentions d’une dramatisation de la dépendance des déshérités de la société envers les transports en commun en simulant malicieusement une affiche publicitaire pour les services publics. Quiconque fréquente le moindrement la photographie canadienne fera un parallèle avec la célèbre œuvre vidéo Halcion Sleep (1994), de Rodney Graham – mais sans la gestuelle un rien absconse, et tamisée par la série de Walker Evans sur les passagers du métro de New York (1938–1941) –, à savoir l’expression d’une sympathie opiniâtrement marquée pour le sujet anonyme de « masse ». C’est cette position nuancée qui fait que la création de James converge étrangement, tout en restant à bonne distance, vers Sleep II (2015), œuvre phare d’un photographe beaucoup plus jeune, Steven Shearer, basée sur des archives extraites d’Internet et composée de milliers d’images de gens endormis dans des espaces publics, souvent dans des postures gênantes ou peu flatteuses. En isolant un unique moment de grâce, On the Copper Cliff Bus de James s’oppose à l’avalanche d’anomie sociale et de nihilisme photographique proposée par Shearer.Traduit par Frédéric Dupuy
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 128 – DÉPAYSEMENT ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : Geoffrey James, Canadian Photographs – Kenneth Hayes, Un penchant pour les lieux]
Notes
- 1 Geoffrey James, Canadian Photographs, Vancouver, Figure 1 Publishing, 2024.
Geoffrey James a vu le jour au pays de Galles en 1942 et s’est installé au Canada en 1966. Il est photographe autodidacte, et son œuvre de création est traversée par sa fascination pour le paysage bucolique et utopique. Il est l’auteur ou le sujet de plus d’une dizaine de livres et a exposé au Palazzo Braschi, à Rome, à l’Americas Society, à New York, au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, et à la Documenta IX, à Cassel. Il est boursier Guggenheim et lauréat du Prix Gershon Iskowitz et du Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques. Il est représenté par la Stephen Bulger Gallery à Toronto. www.bulgergallery.com/artists/40-geoffrey-james/biography/