Sofía Gallisá Muriente et Natalia Lassalle-Morillo, Foreign in a Domestic Sense – Didier Morelli

[Automne 2024]

Foreign in a Domestic Sense

par Didier Morelli

Dazibao, Montréal
08.02.2024 — 30.03.2024

[EXTRAIT]

L’archipel de Porto Rico est situé dans la mer des Antilles, à bien au-delà d’un millier de kilomètres des États-Unis et de son État le plus méridional, la Floride. Depuis 1901, quand la Cour suprême a statué que Porto Rico était « étranger aux États-Unis dans une perspective nationale », le territoire non incorporé et sa population vivent dans une impasse politique. Nés en sol américain et possédant sa citoyenneté, les Portoricains ne bénéficient pourtant pas de nombreux droits constitutionnels qui y sont rattachés, et vivent depuis longtemps dans l’incertitude d’une situation de néocolonialisme qui les maintient dans un état d’inégalité et de dépossession par rapport au reste de la république.

Traitant des répercussions de cet héritage, les artistes portoricaines Sofía Gallisá Muriente et Natalia Lassalle-Morillo ont présenté un projet collabo­ratif Foreign in a Domestic Sense chez Dazibao à Montréal. Leur installation vidéo sur quatre écrans, qui porte plus particulièrement sur les communautés portoricaines de Floride, fait appel au film documentaire et aux séquences archivistiques et personnelles pour composer une mosaïque visuelle et acoustique de la mémoire diasporique. Véritable constellation de récits et témoignages non linéaires et fragmentés, cette expérience immersive s’est révélée touchante par sa faculté à saisir et générer un paysage affectif exhaustif d’amour, de perte, de nostalgie et de survie.

L’exposition s’ouvrait avec la trans­formation frappante de la galerie par deux murs en cascade de couvertures de survie éclairées de teintes violettes et bleues, créant un effet engageant. Faite de matériaux simples, cette entrée moirée évoquait une série de possibilités conceptuelles et formelles riches de signi­fication. Dans le contexte des politiques anti-migrants en vigueur aux États-Unis, on peut voir dans ces couvertures d’urgence une sorte de balise de détresse, liant l’exposition aux thèmes de l’immigration, de la naturalisation et de l’idée de nation. Une autre interprétation s’inscrit dans l’acception symbolique de la couverture de premiers secours elle-même, que l’on peut rapprocher ici de l’ouragan Maria de 2017, dont les effets continuent d’affecter Porto Rico aujour­d’hui. La surface réfléchissante fait éga­lement écho à l’industrie aérospatiale – précisément la présence de la NASA en Floride –, qui jouait un rôle central dans les films projetés à l’intérieur de l’espace d’exposition.

Une fois au cœur de l’installation vidéo à quatre canaux, le public était invité à s’allonger sur des fauteuils poires et à se laisser entraîner dans la scénographie et le récit s’y déroulant. Fonctionnant en tandem, chaque projection présentait une perspective différente du film de trente minutes, une vision kaléidoscopique se répercutant tout du long. La projection nous amène avec souplesse à la découverte de différents aspects de la vie portoricaine en Floride, des rythmes de la piste de danse au décollage à donner le vertige d’une navette spatiale ; des maisons dans les marécages ornées de drapeaux de Porto Rico au kitsch de l’enceinte intérieure de la balade en bateau emblématique « It’s A Small World » à Disney World. Des témoignages ponctuent le paysage sonore ambiant, donnant son sens à la poésie visuelle et lui conférant une plus ample profondeur.

Mélangeant séquences d’archives grenues en super 8 et photographies cinématiques lisses, Foreign in a Domestic Sense joue sur les distorsions du temps, sur la nostalgie en tant qu’outil complexe et puissant de mémoire. Dans une de ces évocations, Alessandra, une interviewée, explique : « Si je demandais aux Porto­ricains s’ils se sentent plus heureux en Floride, ils répondraient qu’ils s’y jugent plus en sécurité ». Dans un autre segment, associé à une prise de vue en caméra subjective d’un lancement de fusée, Ángel fait cette remarque : « À Porto Rico, il y a eu après Maria une vue magnifique de l’espace la nuit venue ». Ce à quoi une dénommée Sofía réagit : « Mon grand souci n’était pas l’ouragan lui-même, mais ce qui allait arriver par la suite ». Ces fragments de la vie portoricaine en Floride forment un assemblage d’identités ramenées à la terre qu’elles ont quittée. Chaque voix se plonge dans le passé pour donner un sens à la situation présente.

Si on sent dans certains moments du film une mélancolie sous-jacente, la résilience et la beauté occupent aussi une place centrale dans cet arc narratif global. L’un de ses volets les plus forts est intimement lié à la piste de danse comme espace de communion, un lieu de rassem­blement pour les Portoricains en Floride. Les images sur l’écran font écho à la fusillade du Pulse Nightclub à Orlando en 2016, dans laquelle la moitié des quarante­-neuf personnes tuées étaient portoricaines. Par leurs évocations de boîtes de nuit, les artistes commémorent ce tragique événement sans toutefois se départir d’une tonalité puissante et festive de solidarité queer. Une phrase retranscrite de l’entrevue avec Ramón renforce cette notion : « J’aime la discothèque comme plateforme qui autorise le risque de nous retrouver, cet effort pour trouver du plaisir ensemble ». Dans Foreign in a Domestic Sense, des moments comme ceux-ci, qui sont nombreux, offrent espoir et force sous la forme d’une communauté. Divisés par un océan, les Portoricains sont pourtant réunis par la splendeur rythmique d’une culture unifiée par la danse.   Traduit par Frédéric Dupuy

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : Foreign in a Domestic Sense]