[23 novembre 2021]
Par Louis Perreault
Sur la couverture de Rebâtir le ciel1, les termes associés aux différentes identités de genre s’entremêlent à ceux de l’astronomie. Androgyne, astéroïde géocroiseur, dysphorie de genre, galaxie noire, lesbophobie, planète tellurique, sexe biologique et autres radioastronomies forment une sorte de long poème annonçant la nécessité de rebâtir ce ciel identitaire et d’y inclure une multitude débordante d’êtres non-binaires.
Rebâtir le ciel répond à la nécessité de donner la parole à une communauté qui peine encore aujourd’hui à s’abstraire de la discrimination. Il donne aussi forme, on l’imagine, à cette volonté, chez Simon Émond et Michel Lemelin, de transcender le reportage et d’offrir une proposition esthétique qui, à l’instar du sujet abordé, se devait d’être polysémique. Dans cette rencontre entre les témoignages de personnes s’identifiant à la communauté LGBTQ+ et des photographies hantées par le mystère et frôlant parfois l’abstraction, se découvre un objet atypique et indéniablement séduisant.
Au cœur de l’œuvre se trouve la nuit et son insondable obscurité. On y devine des figures solitaires, parfois floutées par le mouvement de la caméra ou s’effaçant dans le paysage, résultat de la postproduction des photographies et d’une saturation d’encre noire sur le papier. Il se dégage de cet ensemble de photographies un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité, comme si ces protagonistes voulaient émerger de toute cette noirceur afin de briller dans un firmament nouveau.
Placés au travers de la séquence des pages, des feuillets de plus petites dimensions présentent les récits poignants de personnes dont l’identité s’est construite en marge de l’hétéronormativité. Hantées par la violence, ces histoires ancrent notre lecture et nous ramènent dans l’expérience vécue, offrant ainsi un contrepoint saisissant à l’ambiance onirique des images. Les deux composantes de l’ouvrage s’éclairent ainsi mutuellement, faisant naître une pluralité de réponses affectives et ouvrant autant sur une large réflexion sociétale que sur un regard emphatique et personnalisé de la réalité de l’Autre.
Si le projet réussit à atteindre le lecteur, c’est notamment grâce à sa brillante mise en forme, résultat de la collaboration des artistes avec Maxime Rheault, cofondateur du studio de design Criterium. L’apport de ce designer dans le milieu du livre photographique québécois se fait d’ailleurs sentir depuis quelques années, alors que de nombreux photographes se tournent vers sa sensibilité et ses aptitudes à unir la conception graphique d’un livre à la source conceptuelle de l’œuvre qui s’y trouve. Rebâtir le ciel en est un remarquable exemple. La taille de l’ouvrage (40 x 60 cm, une fois ouvert sur la table) en fait un objet imposant et l’agrandissement des images exacerbe une texture granuleuse qui, par moment, se confond avec les cieux étoilés. Sur les cahiers de textes, de petites images de firmaments parsemés d’étoiles, empruntées à diverses archives publiques, renforcent la métaphore qui est à la source du projet : la révolution des conceptions de l’identité de genre s’apparente aux bouleversements que provoqua la découverte de l’héliocentrisme. Une image puissante autour de laquelle les artistes et le designer ont bâti leur proposition livresque.
À la toute fin de l’ouvrage, un texte se distinguant par sa forme et son propos vient sceller la proposition et unir d’une manière singulière le caractère concret des témoignages et celui, plus insaisissable, des photographies. Dans une prose poétique et une intensité fiévreuse, Michel Lemelin fait le récit de l’autodafé de l’Opernplatz, à Berlin, en 1933. Il décrit comment de jeunes hommes aveuglés par le nazisme envahirent l’institut de Magnus Hirschfeld, médecin reconnu pour ses études sur la sexualité humaine et comme un important personnage dans l’histoire de la libération homosexuelle. Sans aucune ponctuation, le texte exige une lecture attentive et soutenue, mais fait vivre à celui ou celle qui se prête au jeu toute la souffrance et l’injustice qui perdure encore aujourd’hui face à la diversité de l’expression des genres. En résulte une compréhension plus forte de l’importance de cet ouvrage et du rôle qu’il peut jouer dans la révision de nos cartes du ciel.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.