[19 octobre 2021]
Par Johanna Mizgala
Tim Franco a tiré le titre de son projet photographique, présenté sous forme de livre, d’un terme du roman dystopique de George Orwell, 1984. Dans la novlangue, langage officiel du super-État oppressif qu’est l’Océania d’Orwell, une « non-personne » est un individu qui a non seulement été exécuté, mais également effacé de tous les fichiers publics. En conséquence, les non-personnes finissent par disparaître de la mémoire collective. Orwell s’est inspiré de l’expression latine damnatio memoriae – la damnation de la mémoire – pour qualifier le fait d’être exclus de la société. Ce terme décrit l’acte conscient et délibéré de l’effacement de l’identité, que l’on peut retracer jusque dans un passé très lointain; d’aussi longtemps qu’il y a eu des compte-rendus publics, qu’ils soient parlés ou écrits, il y a eu des moyens d’omettre ceux qui, pour une raison quelconque, ont été jugés indignes de figurer dans les mémoires.
En juxtaposition à cette élimination de la sphère publique, il existe un proverbe russe qui se traduit peu ou prou par « Vous vivez aussi longtemps qu’on se souvient de vous ». Si les choses sur lesquelles nous nous reposons pour appuyer notre mémoire disparaissent, comme des photographies ou des traces physiques d’existence telles qu’une signature sur un document, comment pouvons-nous nous fier aux récits historiques? Si nous savons que les archives sont modifiables, manipulables ou destructibles, en quoi ce changement modifie-t-il notre compréhension de l’identité et du souvenir, particulièrement quand les personnes effacées sont présentes pour raconter leurs propres histoires?
Dans le cas des sujets de Franco, leurs récits décrivent un double effacement, celui qu’ils ont choisi et celui qui découle de ce choix. Ces portraits représentent des personnes qui se sont enfuies de la Corée du Nord, chacune ayant ses raisons pour le faire, et pourtant leurs particularités tissent une histoire plus vaste d’un État totalitaire et les conséquences de la décision de fuir son pays d’origine. Franco utilise le terme « déserteur » comme étiquette, mais reconnaît son côté problématique. Les raisons pour partir sont complexes; bien que la dissidence politique soit certainement une motivation, d’autres d’importance égale sont des conditions de vie misérables, une pauvreté extrême et une absence totale de perspectives ou de ressources.
Chacun des portraits apparaît dans le livre à côté du récit personnel du sujet, probablement tel que raconté à Franco. Leurs histoires n’étant pas rapportées à la première personne, l’effet de distanciation d’un exposé à la troisième personne renforce leur place dans ou hors du récit officiel du pays. En plus de ces narrations, Franco a joint des photographies du paysage et des régions frontalières, comme s’il marchait dans les pas de ses sujets, soulignant non seulement les lieux qu’ils ont laissés derrière eux, mais aussi le voyage qu’ils ont entrepris.
Les portraits – des gros plans couleur cadrés serrés contre un arrière-plan indéterminé – rappellent un peu l’étude d’image ou l’agrandissement d’une photographie d’identité. Conséquemment, l’image elle-même, rendue totalement dépendante du récit pour présenter une idée de l’identité de chaque personne, n’offre que très peu d’indices à propos du sujet, de ce qui l’a poussée à quitter la Corée du Nord et des conséquences de cette décision. Les sujets existent dans une sorte d’espace intermédiaire, à jamais définis par ce qui les a amenés devant l’appareil photo. Les portraits sont fascinants et pourtant, passifs et détachés.
Franco décrit son procédé comme un analogue créé à partir de quelque chose qui n’existe pas ou ne devrait pas exister : un négatif issu d’un Polaroïd. Il est révélé à travers une série de bains chimiques qui laissent inévitablement leur trace sur l’objet, de sorte qu’il semble imparfait, usé, et l’artiste ne peut ultimement être certain de ce qui apparaîtra chaque fois qu’il recommencera le processus. L’image qui en résulte porte les marques de sa création, et Franco compare cette manifestation à ses sujets car, en réalité, ceux-ci sont le produit du récit de leur vie et on peut en sentir les traces dans la contemplation de leurs visages.
Mike Beech a créé un court-métrage intitulé Reclaiming the Negative, dans lequel il suit Franco au cours d’une séance de portrait avec l’une de ses sujets, Eun-Ju Kim. Le film est poignant par son intimité, car Kim raconte son histoire de sa propre voix, bien que par l’intermédiaire d’une interprète. Entendre sa voix et voir sa photo, voilà une combinaison particulièrement puissante en ce qu’elle permet une rencontre dans le temps et l’espace avec une des non-personnes de Franco.
Tout au long de ce projet, l’artiste maintient la distance d’un observateur, bien qu’on sache qu’il a été profondément ému en écoutant ses sujets. Dans ces portraits, il existe un territoire reconnaissable : un « espace intermédiaire ». Il ne s’agit pas de la communauté de Franco et pourtant, en raison peut-être de son identité en tant qu’étranger à ce monde, il est en mesure de mettre en lumière des personnes qui ont été effacées de leur espace d’être, qui existent désormais dans un espace intermédiaire qui leur est propre. Ce lieu n’est pas choisi, tout en étant en même temps le résultat de leur choix de partir. La vie suit son cours en Corée du Nord, sans eux. Traduit par Marie-Josée Arcand
Né à Paris en 1982 et installé pendant dix ans à Shanghai, Tim Franco a rendu compte de l’urbanisation de la Chine et de ses impacts sociaux, un ensemble d’œuvres publié dans sa première monographie Metamorpolis. Pendant ce temps, il a développé son style, travaillant principalement avec un appareil analogique et cherchant à apporter une esthétique minimaliste à la photographie documentaire. Déménagé en Corée du Sud en 2016, Tim Franco collabore entre autres avec le Time Magazine, le Wall Street Journal, le New York Times, National Geographic, Le Monde et Géo. www.timfranco.com
Johanna Mizgala travaille à de nombreuses expositions et programmations publiques, tout en enseignant l’histoire de l’art et la littératie culturelle et en œuvrant comme critique d’art pigiste. Elle a donné des conférences et publié de nombreux ouvrages sur la photographie, l’art photographique, la muséologie et l’architecture. Elle est membre du conseil d’administration de la School of Photographic Arts à Ottawa et conservatrice pour la Chambre des communes depuis 2014.