Une poignée d’étoiles, de Bertrand Carrière – Louis Perreault

[14 novembre 2023]

Par Louis Perreault

Les photographes soutirent au réel des fragments d’espace-temps leur paraissant significatifs. De ces prises de vue sont ensuite extraites les images les plus fécondes en vue de la construction de la série ou de la séquence. Ainsi, la photographie suit un principe soustractif : d’un ensemble toujours plus vaste, on distille patiemment l’essence de l’œuvre à venir. Dans ce processus d’élagage, la sensibilité de l’artiste agit, sa vision se précise, son langage se définit.

Bertrand Carrière, Une poignée d’étoiles, Paris, Éditions Loco, 2023, 17 x 24 cm, 131 photographies couleur, couverture rigide imprimée, reliure cousue, 232 pages.

Si, de surcroît, on s’affaire à rendre compte des modulations du quotidien, la tâche n’en est que décuplée. Par une attention minutieuse aux soubresauts de l’expérience et à ce que Bertrand Carrière nomme élégamment les « irrégularités du visible1 », ces photographes constituent un réseau de points de repère sur la grande carte de leur existence. Les disques durs se remplissent, les planches-contacts se multiplient, les tirages de lecture s’empilent. On aura beau soustraire éternellement, séparer le bon grain de l’ivraie, il faudra inévitablement renverser cette logique soustractive afin de reconstruire le récit photographique par addition, offrant aux images le soutien de leurs équivalences et de leurs compléments, donnant corps à un ensemble qui sera plus important que la somme de ses parties et qui se solidifiera grâce au mortier qu’on espèrera assez solide pour faire tenir debout l’édifice de l’œuvre entière.

Une poignée d’étoiles, le nouveau livre de Carrière, se maintient pour sa part solidement, résultat d’un travail minutieux d’assemblage. La trame narrative, mise en récit dans une série de courts textes, est celle de la vie intime et professionnelle de l’artiste, qu’il livre ici dans un langage direct et concis, bien que plus ample que dans le tome précédent de ce journal photographique (Le capteur, paru en 2015).

« Saint-Denis, mars 2020. […] Regardé les grands arbres égratigner le ciel d’acier. Écouté le torrent qui s’éveille. Le chant des oiseaux revenus. Les arbres qui craquent. On entend presque la sève qui monte dans les troncs. C’est le temps des sucres. Les corneilles se chamaillent. L’odeur du feu de bois. Les jours qui s’étirent. Repensé à la vie que nous construisons à deux dans cette retraite. »

En plus des confidences offertes à propos de sa vie avec ses proches, de ses observations des transformations de la nature et du partage des doutes et ambitions qui influent sur la production de ses projets créatifs, la suite des notes consigne certains des événements marquants de l’histoire des dernières années, offrant des points de ralliement auxquels chacun pourra lier son histoire personnelle. Ainsi, si le livre se présente avant tout comme étant photographique, il est essentiel de se plonger dans cette écriture intimiste, qui contextualise ou évoque certaines photographies et qui, surtout, agit comme catalyseur de l’imagination dans la lecture de l’ouvrage.

Alors que le texte se déploie dans une certaine retenue langagière, la parole artistique de Carrière se fait, quant à elle, foisonnante, riche d’une collecte continue et assidue des photographies et d’un regard rompu à la valorisation du potentiel symbolique et narratif de l’image fixe.

Tout comme dans le texte, la suite d’images nous fait entrer dans les espaces privés de l’artiste, où l’on retrouve, entre autres, son amoureuse, ses petits-fils et ses autoportraits. On navigue, en parallèle, dans son univers de création, peuplé de références au déplacement et au voyage, moteurs par excellence de sa créativité, et ponctué de la présence répétée du livre, un motif récurrent dans son œuvre. Les paysages vus par l’entremise d’une fenêtre ouverte et quelques images inversées par différents effets d’optique sont autant de références à l’acte de voir, témoignant de l’affection particulière du photographe envers le dispositif photographique et son emprise toute spéciale sur le monde. Quelques plus rares images de la ville ramènent au centre de cet univers personnel les angoisses d’un monde blessé, représenté dans les teintes sombres de la nuit et dans les traces laissées par les citoyens sur l’espace public.

Le travail du photographe suit en quelque sorte le relief irrégulier de la vie, avançant dans ses passages en creux et ses remontées en intensité, telle une réponse au caractère indomptable de l’existence. Un enfant concentré sur un jeu, une machine à résonance magnétique, un lit bien fait, une table dressée pour le repas, des bourgeons du printemps, de grandes vues sur le fleuve, un lac glacé, le portrait d’une amie, une ombre sur le pavé : de la multitude de ces sujets se forme une constellation d’éclats lumineux, une poignée d’étoiles pour célébrer le caractère parcellaire de ce qui demeure au-delà des expériences.

Une poignée d’étoiles s’ajoute au catalogue de la maison d’édition française d’Éric Cez, les Éditions Loco, à laquelle se rallient de plus en plus de photographes québécois. Ces quelque deux cent trente pages de mots et d’images, imprimées sur un papier présentant de subtiles et douces aspérités, et composées avec sobriété, confirmeront, à qui n’en était pas encore convaincu, que le livre peut agir, en toute indépendance, en tant que forme d’expression à part entière.

Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.