Vanessa Tignanelli, Wilds of the West – Emily Bremner

[27 octobre 2020]

Par Emily Bremner

Une pièce sombre aux airs de taverne est ce qu’on aperçoit au premier abord de la série Wilds of the West de Vanessa Tignanelli. Le jeune homme de la photo porte des bretelles; il s’appelle RJ. Son chapeau aux bords noirs porté sur l’arrière du crâne laisse voir son front et entrevoir quelque chose de sa personnalité. La pièce pourrait servir de repaire dans une petite ville. Le papier peint trahit son âge. Derrière RJ se trouve une vieille affiche et devant lui, une table de billard. On remarque tout de suite que Tignanelli fait prédominer les portraits masculins et on se surprend à se demander qui, des sujets ou de la photographe, a choisi l’autre. Une interrogation fugace, mais pertinente pour qui connaît son œuvre narrative. Ses muses, Tignanelli les cherche bien évidemment, mais il est aussi vrai qu’elles la trouvent, comme si elles savaient que l’artiste pouvait les raconter mieux que personne avant elle. La plupart des photographies ont été prises à l’extérieur, toujours par temps clair, éclairant la beauté de la différence, de la marginalité. On se demande ce que fait là le seul sujet féminin de la série, qui détonne justement par sa grande féminité, artificielle peut-être, dans un environnement de mâles tatoués, barbus et brûlés par le soleil.

Parmi les sujets de la photographe, certains semblent s’être livrés plus ouvertement que d’autres. Le portrait de Mo Haroun parvient ainsi à convier l’observateur non seulement à entrer dans des lieux, mais aussi à rencontrer un être humain, à comprendre une vie. Il semble vivre sur la marge, avec son torse couvert de messages dominés par un symbole de l’infini qui évoque à la fois l’absence de limites et celle d’une fin. On le sent mal à l’aise, assis dans un coin comme s’il lui fallait deux murs plutôt qu’un pour le protéger, même avec la vue sur la verdure qui entoure son logement à l’étage. Tignanelli ne s’attache pas tant à prendre des photos qu’à nous mettre en relation avec leur sujet. Dans ses images se retrouvent autant les gens qui sont regardés que son propre regard. Son art réside dans la manière de voir l’autre, pas dans l’instantanéité, mais dans une démarche lente, progressive, pour mettre en lumière ce qui était là, sous les yeux de tous, mais sous le regard de personne. Son œuvre dépasse les apparences, fait émerger quelque chose de plus brut, comme si ses sujets offraient à l’observateur leurs côtés cachés, une part de leur intimité. Finalement, Tignanelli nous convie à prendre acte de la nature même de sujets dont la peau, les vêtements, la barbe drue ou l’expression nous conduisent là où nous n’oserions aller autrement.

Un seul de ses sujets fixe l’objectif directement, en face. Le sain scepticisme affiché par Mitch Pridham nous rappelle avec à-propos que tout le monde n’est pas disposé à ouvrir sa vie de la même manière. Voyageur en transit, Mitch est pourtant celui dont Tignanelli s’approche le plus, le seul dont on voit clairement les yeux. Cela dit tout sur la photographe, son travail et son approche. Il faut du temps. Il faut le trouver, lui, le sceptique, en laissant l’appareil photo derrière. Des endroits comme Dawson City ou Nelson donnent asile à de tels personnages, hérauts d’une autre époque qu’on n’imagine pas sans guitare. À son tour, Tignanelli est attirée par les lieux où ils se rassemblent, où elle peut espérer saisir plus que la surface de ce qu’ils sont et de ce qui les motive et où, peut-être, parvient-elle au passage à mieux se comprendre elle-même. Il ne lui suffit pas d’assurer une place à ses sujets dans les mémoires; il lui faut les faire reconnaître.

Patchy Owl clôt la série, lui qui, pendant le voyage à Dawson City, a gratifié la face intérieure du biceps de Tignanelli d’un tatouage fait main, un de ces stick-and-poke destinés à commémorer un été, voire une vie sur la route. Le tatouage réfère au livre The Missing Piece Meets the Big O (en français Le petit bout manquant rencontre le grand O), de Shel Silverstein, peut-être le meilleur lien pour illustrer sa relation avec les personnages de passage qu’elle recherche, appareil photo en bandoulière. Itinérants, vagabonds, éternels errants, hommes des bois, marginaux, ces créatures sont des êtres humains; ils ne sont pas si différents de la photographe ou de nous-mêmes, peut-être juste un peu plus ouvertement dénoués. Si on les regarde de près, ils peuvent nous apprendre des choses sur la vie, avec le concours de la photographe. Le tatouage nous l’enseigne : nous sommes à notre place parce que nous existons, pas parce que la place nous convient.

 

Vanessa Tignanelli est une photographe et vidéaste documentaire basée à North Bay, en Ontario. Sa formation combinant art conceptuel, journalisme et cinéma lui permet de créer des portraits qui proposent, au-delà de l’instantané typique, un cadre significatif reprenant l’essence des histoires qu’on lui raconte. Ses sujets réconcilient les idées opposées que l’on trouve dans les sociétés traditionnelles, en abordant des thèmes qui confrontent le sexisme, l’âgisme et le classicisme. www.vanessatignanelli.com

Écrivaine et designer, Emily Bremner applique dans sa vie professionnelle les principes du travail collaboratif et intersectoriel, cherchant à humaniser les défis actuels de l’embourgeoisement, de la sécurité alimentaire et de la coopération climatique. Elle a passé trois ans au Danemark afin de poursuivre des études post-doctorales en leadership. Avec un collaborateur danois, elle prépare un livre sur le nouveau monde du travail.