[18 janvier 2023]
Par Michel Hardy-Vallée
Les contes de fées et les romans de chevalerie ont le pouvoir de normaliser la royauté, institution tenace malgré les révolutions et les régicides. En photographie, Ansel Adams fait partie d’une certaine royauté. On pourrait même dire qu’il a « inventé » la normalité, si on suit la terminologie de son « système de zones » : est dite normale la scène qui présente un contraste d’éclairage équivalant à cinq crans; est dit normal le traitement du négatif qui permet de la traduire intégralement en tons de gris tout en préservant ses textures fines. Si je me fie à mon expérience, est plus normale la scène mal éclairée dans laquelle on essaie de photographier un sujet en mouvement, avec un film qu’on n’a pas eu le temps de tester et qui sera développé par un laborantin blasé.
Mike Mandel, en facétieux postmoderne, lève, comme d’autres, le doute sur la norme établie par Ansel Adams, mais il le fait en reconnaissant sa propre dette et son admiration pour la figure qu’il réinterprète avec ce projet de commissariat par le livre. La onzième zone titulaire ne fait pas partie du système d’Adams : elle équivaudrait à l’au-delà du blanc du papier, la dixième zone. Mandel a donc pigé allègrement dans les archives de travaux commerciaux effectués par Adams au cours de sa carrière pour tisser des séquences qui montrent le côté humain, étrange, voire incongru d’un photographe mieux connu pour ses parfaits paysages. En dédiant son livre à Larry Sultan, avec qui il s’est fait connaître pour Evidence (1977), Mandel fait ici écho à leur démarche commune d’explorateurs surréalistes de documents du complexe militaro-industriel.
Il y a beaucoup de questions d’autorité (d’auteurité, si on me permet le néologisme) inhérentes au projet de Mandel : comment gérer la profusion d’images que permet le médium photographique; comment garde-t-on pertinentes des figures majeures alors que passent les modes; qui détermine le sens d’une image; qu’est-ce qui distingue le recueil d’une œuvre originale? Mandel se sert des archives comme d’un instrument, et on peut le considérer en tant que commissaire ou postphotographe, mais je crois que le concept de fanafiction (fan fiction) permet mieux de rendre compte de sa démarche, ainsi que de ses limites. Écrire la suite d’un roman à succès en adoptant le point de vue d’un personnage secondaire, ou développer un épisode seulement esquissé dans l’histoire originale, c’est tenter, pour un lecteur-auteur, de porter les vêtements d’un écrivain consacré. Malgré certains succès commerciaux, le genre souffre souvent de la difficulté à dépasser le statut de nacelle latérale d’une rutilante fiction.
La sélection de Mandel gratte de même la surface d’un pathos qu’il n’exploite pas au-delà de l’intimation d’une vague anxiété. C’est l’Ansel Adams jovial qu’il met surtout en scène; à peine celui qui photographia les camps de concentration de la population américaine d’origine japonaise lors de la Deuxième Guerre mondiale; nullement celui qui vouait une haine profonde à ses compétiteurs des années 1930, tel que le très populaire pictorialiste au style grotesque William Mortensen. La normalité photographique que défendait Adams à la suite d’Alfred Stieglitz se voulait objective, basée sur la sensitométrie, plutôt que sur l’histoire de la peinture et de la gravure. Mais les paramètres mesurables de cet idéal moderne et scientifique sont en fait basés sur l’abstraction statistique des préférences d’une population à qui on présente différentes versions de la même photo1. S’il y a bien un clou que les postmodernes ont enfoncé, c’est celui de la construction de la normalité; Mandel en tire des leçons limitées. Comme Shrek, il s’amuse avec l’importance donnée aux princes charmants et à la royauté, mais il n’instaure pas la démocratie pour autant. Peut-être verrons-nous d’autres types de projets de réinterprétation des archives d’Adams lorsqu’elles tomberont dans le domaine public.
La démarche que sous-tend Zone Eleven est celle à laquelle se confrontent encore aujourd’hui les héritiers des albums de famille, les historiens de l’art qui essaient de mettre en valeur un corpus ou les artistes qui tentent une démarche néoclassique : comment créer avec l’étant? C’était également la question centrale qui animait les critiques de la photographie en tant qu’art. La collab posthume « Mike Mandel x Ansel Adams », quasi-anagrammes, fait état d’une admiration sincère, mais, comme une bonne tape dans le dos, elle laisse peu de traces durables.
Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie et chercheur invité au Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art de l’Université Concordia. Ses recherches s’intéressent au livre de photographie, à la narration visuelle, aux pratiques interdisciplinaires ainsi qu’aux archives, dans les contextes québécois et canadiens. Elles ont été diffusées dans History of Photography, ainsi que par le biais de différents ouvrages collectifs et conférences. Il travaille actuellement à une monographie de John Max.