Par Chuck Samuels
Chuck Samuels : Dans Before the Camera, vous choisissez d’apparaître en travesti pour étudier le nu féminin dans l’histoire de la photographie ; dans Psychoanalysis, vous incarnez à la fois le personnage de Norman Bates et celui de Marion Crane ; dans Before Photography, vous jouez le rôle de divers photographes dans des photos de films associés à une époque spécifique ; aujourd’hui, dans The Photographer, vous employez une stratégie similaire pour illustrer la manière dont les photographes se sont représentés eux-mêmes dans l’histoire du médium. Réalisez-vous ainsi un désir de devenir quelqu’un d’autre, d’être une star, d’exprimer une forme de narcissisme ou un fétichisme particulier ?
Chuck Samuels : Premièrement, je n’étais pas travesti dans Before the Camera ; cela aurait impliqué que je m’habille en femme, alors que j’étais déshabillé en femme. Deuxièmement, dans Before Photography, je ne jouais pas des personnages de photographes : j’incarnais des acteurs qui incarnaient des photographes. Et pour répondre à votre question, on peut se demander si je suis ou non une personne narcissique, mais le narcissisme n’est pas un aspect de ma production artistique. Mon travail ne consiste pas à fantasmer sur des personnages ou des situations. Certains s’imaginent que j’ai toujours fantasmé sur l’idée de devenir Nastassja Kinski ou Janet Leigh, James Stuart ou Alfred Stieglitz. Or je joue simplement des personnages. Dans The Photographer, comme dans d’autres œuvres, j’essaie de recréer, le plus sérieusement et le plus fidèlement possible – y compris dans la qualité de ma performance –, une image préexistante. Ou, si vous préférez, en essayant d’entrer dans la peau de divers photographes de l’histoire de la photographie, j’essaie de devenir la photographie elle-même.
CS : Et qu’espérez-vous accomplir en « devenant la photographie » ?
CS : Quand je suis plongé dans un projet, ce n’est pas dans le but d’atteindre un objectif précis ; c’est comme si je devenais possédé par une idée ou un ensemble d’idées qui s’expriment à travers moi. Ce n’est pas exactement comme si j’étais habité par un esprit ; je suis plutôt comme la marionnette d’un ventriloque : ma bouche remue, mais ce n’est pas ma voix que vous entendez.
Plus tard, quand le projet est terminé et que j’ai pris un certain recul critique, je peux dire avec certitude que j’essaie d’exprimer et de partager ma fascination pour la photographie et son histoire avec tous ceux qui sont intéressés, voire avec ceux qui ne le sont pas. Je crois que cela pourrait être instructif à plusieurs titres – notamment pour les artistes qui sont engagés dans une démarche d’appropriation, qui croient qu’il y a encore beaucoup à dire.
CS : La performance est souvent un élément central de votre travail. Comment en êtes-vous arrivé là ?
CS : C’est une histoire assez curieuse. Photographe amateur doué, mon père était également, dans sa jeunesse, gérant de scène et acteur occasionnel dans le théâtre engagé. J’ai moi-même fait partie d’une troupe de théâtre expérimental au début des années 1970, et nous répétions au sous-sol du théâtre du Centaur à Montréal, qui abritait également Optica, un centre d’artistes autogéré fondé par William Ewing qui, à l’époque, était entièrement dédié à la photographie. Je me souviens d’avoir profité des pauses, pendant les répétitions, pour voir un certain nombre d’expositions. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si les deux disciplines se sont plus ou moins amalgamées dans ma pratique.
CS : Je suis content que vous mentionniez votre père, car cela nous ramène à des thèmes dont nous avions discuté lors de notre précédente entrevue – plus précisément l’aspect auto-biographique de votre travail. Malgré vos dénégations à ce sujet, de nombreux indices dans vos œuvres visuelles et dans ce que vous avez écrit au fil des ans révèlent une tendance nettement autobiographique dans votre démarche. On sent un léger parfum de nostalgie.
CS : Je maintiens que mon travail n’est pas particulièrement autobiographique, en tout cas pas de mon point de vue. Cependant, mes projets sont souvent issus de ma relation personnelle avec l’histoire de la photographie. Dans mes différents projets, j’essaie de développer diverses idées, divers arguments, mais, finalement, le cœur, la quintessence de chacun demeure ce questionnement de la vérité photographique.
CS : Vous avez éludé la question, je crois.
CS : Je ne suis pas sûr que le terme nostalgie soit le plus approprié, mais il est vrai que mon travail traite explicitement de la mémoire et cherche à stimuler la mémoire du spectateur pour mieux opérer. En même temps, j’étudie des traditions photographiques qui, lorsque j’étais un artiste plus jeune et peut-être plus naïf, me semblaient si naturelles. Si réconfortantes. Si vraies. Peut-être ce parfum âcre n’est-il rien d’autre que celui de l’innocence perdue.
CS : Before the Camera date de 1991, Psychoanalysis de 1996, Before Photography de 2010 et aujourd’hui, en 2015, vous revenez avec The Photographer. Pourquoi ces longs intervalles entre vos projets ?
CS : Durant ces intervalles, j’ai travaillé sur plusieurs autres projets, notamment le cycle de vidéos MOVIE/MUSIC avec Bill Parsons, InSiteOut avec Sylvie Cotton, et Dans l’œil de l’autre avec Gabor Szilasi. Et j’étais également pris par d’autres obligations. Depuis ma première exposition en 1980 jusqu’à tout récemment, j’ai toujours eu un emploi à temps plein, chaque fois en rapport avec la photographie (enseignant, vendeur dans un magasin de matériel photo, photographe médical, superviseur du service audiovisuel dans un hôpital, directeur d’un évènement consacré à la photo). Et, pendant de nombreuses années, j’étais un père monoparental à mi-temps. Je n’ai absolument aucun regret, mais il est vrai que ces responsabilités ont ralenti ma production. Cependant, j’ai toujours poursuivi ma pratique photographique personnelle, car c’était essentiel pour moi et c’était pour me récupérer. Par ailleurs, beaucoup de mes projets impliquent une réflexion et une recherche approfondies. Je suis un perfectionniste, vous comprenez. Si je fais une photo inspirée de l’histoire de la photographie ou du cinéma, elle doit être réussie.
CS : Curieusement, l’appareil photo n’apparaît que dans un petit nombre des autoportraits que vous avez choisi de refaire, alors que sa présence est souvent une caractéristique de l’autoportrait. Selon quels critères avez-vous sélectionné les images d’origine ?
CS : J’ai fait mon choix parmi les nombreux autoportraits qui m’avaient marqué lorsque j’étais un jeune étudiant en photographie. La mémoire est donc un élément essentiel dans The Photographer. Ma propre mémoire – et la mémoire du spectateur. Ma sélection initiale était sensiblement plus vaste et comptait nombre d’autoportraits incluant un appareil photo, mais je l’ai finalement réduite à quelque vingt-cinq photographies, plus une courte vidéo.
Le rituel de l’autoportrait photographique s’accomplit souvent à l’aide d’un miroir, si bien que l’appareil est parfois visible dans l’image. Vous avez vous-même souligné, lors de notre précédente entrevue, que l’appareil photo est progressivement devenu de plus en plus présent dans mes œuvres, à la fois comme objet et comme sujet. La plupart des gens considèrent l’appareil comme un instrument objectivant. Je trouve cette notion absurde. L’appareil photo n’est pas un instrument d’objectivation ; c’est un instrument d’enregistrement. Dans la composante vidéo de The Photographer, j’ai capté l’appareil photo dans le cadre de séances d’enregistrement au cours desquelles différents photographes discutaient de leur travail.
CS : Que répondez-vous à ceux qui estiment que tous vos projets se ressemblent ?
CS : Je leur réponds plus ou moins de la même façon qu’à ceux qui se plaignent quand je réalise un projet qui ne ressemble pas aux autres : la seule façon d’être authentique est de ne pas se préoccuper de ce que les gens pensent. Il faut croire en ce que vous faites, et le faire. Si les gens comprennent, parfait. Sinon, c’est leur problème. Pas le mien. Je travaille avant tout pour ma propre satisfaction, et c’est finalement à mes propres exigences que mon travail doit répondre.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Chuck Samuels est un critique pigiste occasionnel qui vit et travaille à Montréal. Son dernier article, « La figure du photographe », était une entrevue avec Chuck Samuels, parue à l’hiver 2011 dans le 87e numéro de Ciel variable. Il est également l’auteur de plusieurs articles publiés dans divers magazines canadiens d’art contemporain dont MIX, Fuse et Vanguard (co-écrit avec Moira Egan). Samuels a rédigé un chapitre de Women and Men: Interdisciplinary Readings on Gender, ouvrage publié sous la direction de Greta Hofmann-Nemiroff aux éditions Fitzhenry & Whiteside en 1987.
Depuis 1980, les photographies de Chuck Samuels sont largement exposées, publiées et collectionnées au Québec, au Canada et à l’étranger. Ses installations et œuvres vidéo ont été présentées à maintes occasions, notamment lors de festivals canadiens du film ou de la vidéo, et ses photographies figurent dans de nombreuses collections au Canada, en France, en Belgique et aux États-Unis. Son plus récent projet, The Photographer, sera présenté à Lyon par la galerie Le Réverbère en mai 2015. Chuck Samuels vit et travaille à Montréal.