David Askevold, Artiste de la désorientation – Robert Evans

[Printemps/été 2012]

par Robert Evans

Le travail de David Askevold a été qualifié de post-minimaliste, de conceptuel, de narratif, de post-mouvement, aucune de ces étiquettes n’étant vraiment adéquate. Il est influencé aussi bien par les westerns, la musique country, les esprits, les fantômes et les esprits frappeurs, les jeux, les règles, la narration, les rêves que par l’histoire, la géographie, l’imagerie scientifique ou l’anthropologie. La liste des matériaux et des approches avec lesquelles il travaillait est pareillement éclectique : photographies, dessins, schémas, sculptures, serpents, textes, vidéos, films, feux, chocolats, et performances. Ainsi, comme le montre la récente rétrospective posthume itinérante organisée par le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, un tour d’horizon de son oeuvre se révélera également éclectique et déconcertant.

Le début de sa carrière est étroitement lié à l’« âge d’or » de l’art conceptuel au Nova Scotia College of Art and Design, dans les années 1970. Son cours « Projects Class » contribua notamment à faire de cette institution l’une des écoles d’art les plus « en vogue » de l’époque ; ses étudiants ont monté des projets en collaboration avec des artistes aujourd’hui reconnus comme Sol LeWitt, Joseph Kosuth, Dan Graham et Lawrence Weiner. Askevold a notamment réalisé à cette époque une vidéo conceptuelle en directe, Fill (1970) construite autour d’une performance. Devant une caméra fixe, l’artiste a « rempli » le cadre en enveloppant progressivement de papier aluminium un micro placé au centre de l’image. Le processus est suggéré par le titre de l’oeuvre, et sans surprise dans son déroulement. L’écran se remplit de papier aluminium, puis se vide. Formellement, la réalisation recèle des manifestations intéressantes – à la fois visuelles et auditives – à mesure que la lumière souligne la texture de l’aluminium, tandis que le micro rend avec une netteté surprenante les bruits de l’enveloppement puis de la dénudation du micro.

Le travail d’Askevold déploie souvent ainsi des éléments rationnels à des fins non rationnelles sous une façade de lisibilité, typique de l’art conceptuel des années 1960 et 1970.

Taming Expansion (1971), où Askevold allie texte et photo, correspond également à notre idée de l’art conceptuel des années 1970 : c’est une combinaison caractéristique de photographies, de schémas et de texte sans sérif.1 La narration décrit un groupe motivé d’étudiants en art, au Nouveau-Mexique, enregistrant sur vidéo leurs efforts pour rassembler des serpents à sonnettes dans un cercle de branches et de brindilles – littéralement, pour contrôler (taming) l’expansion. Mais d’après le texte, l’un des étudiants fut mordu par un serpent et emmené à l’hôpital, le matériel vidéo accidentellement dé­truit et les serpents enfermés dans un sac avant que le film puisse être mené à bien. L’œuvre qui en résulte – une lithographie juxtaposant la photographie d’une rue située dans une petite ville du Nouveau-Mexique, le texte narratif et un schéma qui représente de façon sty­-lisée six serpents enroulés sur eux-mêmes, confinés au centre d’un cercle plus large – symbolise cette tentative. Cependant, malgré la présence de la photographie indicielle, rien n’atteste que l’événement a eu lieu.2 L’autorité symbiotique créée par la juxtaposition du texte et de la photographie fournit un « document » ou une « preuve » de cette situation fantasque et de sa proposition absurde.

L’autorité incontestable de l’indice photographique s’étend également au film et à la vidéo dans l’œuvre d’Askevold. Nova Scotia Fires (1969), où l’intensité des couleurs s’associe à la beauté de la nature et à l’ambiguïté de la trame sonore, est un film envoûtant. Askevold a versé de l’essence sur des rochers du rivage de la côte sud de la Nouvelle-Écosse, enflammé l’essence, et filmé le résultat. Cela suit apparemment la logique d’une œuvre conceptuelle : verser de l’essence sur des rochers, mettre le feu, observer le résultat. Néanmoins, l’ajout en post-production de la bande sonore grondante et chuintante, ainsi que les changements constants d’angle de vue et de cadrage, trahissent l’intérêt d’Askevold pour le procédé, au-delà de la manifestation concrète d’une idée mise à exécution. C’est un film d’une beauté dérangeante, qui attire et rebute à la fois le spectateur, confronté à une impossibilité (des flammes faisant irruption sur un rivage rocheux) enregistrée sur pellicule. Malgré le lien géographique, The Nova Scotia Project (1993-1995) est aussi éloigné de Nova Scotia Fires qu’il est possible de l’être. L’élément principal de l’œuvre, Once Upon a Time in the East (1993) est une grille composée de photographies aériennes orthogonales acquises auprès du ministère de la Pêche et des Océans, montrant des petits ports de pêche. Deux vidéos entourent la grille. Dans la première, une vidéo sous-marine fournie par le mpo, un poisson entre dans un filet de drague. La seconde est une vue aérienne oblique de la côte de Nouvelle-Écosse, commentée par un géologue du Bedford Institute of Oceanography. The Road Journal (1994-1995), autre élément du pro­jet, consiste en une série de photos prises au ras du sol sur les routes côtières de la Nouvelle-Écosse, et End of the Road Matrix (1994-1995) présente des vues architecturales le long de ces routes. La dernière partie, Don’t Eat Crow (1994), est une vidéo où des corbeaux se disputent de la nourriture, tandis que le narrateur lit des lettres évoquant des difficultés financières. La synthèse de ces documents disparates, dans le contexte de la crise des pêcheries atlantiques des années 1990, suggère une œuvre politique portant sur la lutte pour la survie des petites communautés de pêcheurs, mais ce n’est jamais explicitement formulé.

Les composantes visuelles du Nova Scotia Project, à l’exception de Don’t Eat Crow, sont de type documentaire au sens le plus strict du terme. Les clichés aériens proviennent d’une source institutionnelle. Road Journal utilise une approche répétitive et neutre de son sujet : chaque photo fut prise en plaçant l’appareil sur une brique au milieu de la route. La narration accompagnant la vue aérienne de la côte est pragmatique, rapportant des faits empiriques et des observations sur la terre que l’on survole. Et la vidéo du filet de drague a été filmée par une caméra fixe actionnée à distance. Pourtant l’œuvre n’est pas didactique. Chaque « fait » présenté est compréhensible en lui-même, mais le spectateur se débat avec ce fouillis d’informations pour lui trouver un sens, construire une narration, parvenir à une conclusion. C’est donc un sentiment de désorientation qui se dégage du Nova Scotia Project, malgré la lisibilité de ses composantes.Le travail d’Askevold déploie souvent ainsi des éléments rationnels à des fins non rationnelles sous une façade de lisibilité, typique de l’art conceptuel des années 1960 et 1970. Mike Kelly, collègue et ancien étudiant d’Askevold, note que l’artiste semble surtout intéressé par « la poétique des pseudo-sciences, comme la psychologie populaire et l’occulte »3 laissant la structure des œuvres – grille, séquence, spécificité géographique – instaurer une apparente lisibilité. Et malgré la maîtrise d’Askevold dans l’art de combiner des pseudo-faits dans des œuvres structurées, Kelly le définit comme un « scientifique de la désorientation »4.

Love Mansion (1997), comme le Nova Scotia Project, est une œuvre reliée à un lieu particulier, mais concernant cette fois une maison de Santa Monica, en Californie, construite pour la star du film muet Norma Talmadge et occupée ensuite par de nombreuses célébrités, de Grace Kelly à Roman Polanski. Askevold juxtapose un panneau apparemment didactique, comprenant une carte postale de la maison et un texte explicatif, et une grille de neuf photographies montrant un jeu de tic-tac-toe se désintégrant, un jeu de dés chatoyant et des scènes énigmatiques, inquiétantes. Les couleurs chaudes et saturées des photos sont irréelles et laissent entendre que le panneau didactique ne nous raconte pas toute l’histoire, mais la grille d’images n’approfondit pas substantiellement notre compréhension du lieu.

Les couleurs exagérément saturées de Harbor Ghosts (1997) n’ont pas le même retentissement que les formes rougeoyantes de Love Mansion. Chaque « photographie » consiste en une carte tridimensionnelle du fond marin, colorée artificiellement, sur laquelle Askevold a disposé des vues nocturnes de Halifax et une sélection variée de clip art, créant un univers subaquatique où diables, squelettes, épaves, créatures mythiques et voitures embouties flottent parmi des mots épars. C’est un espace ambigu mais attirant, qui fait allusion aux nombreuses histoires enfouies dans les profondeurs du port, sans proposer de narration.

Two Hanks (2003) est le Gesamtkunstwerk de la désorientation chez Askevold. L’artiste a réalisé en 2003 une vidéo de cette création publique, inspirée par un concept de la fin des années 1970.5 À la fois séance de spiritisme et performance, cette représentation ambiguë, qui est l’aboutissement d’une planification détaillée, échoue à faire apparaître l’esprit des « deux Hanks », stars de la musique country Hank Williams et Hank Snow. Elle nous offre en revanche un spectacle visuel riche et éclectique. Des blocs de glace suspendus déversent une brume dérivant dans l’ombre de la salle, tandis que la musique des « deux Hanks » les invite à travers l’au-delà. Le public fixe l’obscurité, révélé dans un rayonnement verdâtre et désincarné par la vision nocturne de la caméra, qui le transforme en participants fantasmago­riques, à mi-chemin entre nous et les « Hanks » attendus. La plainte lancinante d’un theremin et la basse percussive d’Askevold se superposent en fond sonore à la musique country, ajoutant un niveau supplémentaire de complexité et de désorientation. La séance échoue : les « Hanks » n’apparaissent jamais. À la fin de la vidéo, le public est délivré de l’atmosphère irréelle lorsque les lumières de la salle se rallument ; on applaudit la performance et les musiciens, et le « scientifique de la désorientation », satisfait de son succès, salue l’assemblée.

La carrière d’Askevold a débuté aux beaux jours des divers « ismes » qui réinstauraient la narration dans l’art, et il a continué à utiliser le principe narratif durant toute sa carrière. Si l’on n’a pu évoquer ici que très partiellement l’ampleur de son œuvre, à la fois en termes de sujet et de médium, entre la fin des années 1960 et sa mort en 2008, il est évident qu’Askevold jouait fréquemment avec la narration, super­posant et juxtaposant des éléments congrus et incongrus pour obtenir souvent le même effet : une ambiguïté riche, quoique parfois déconcertante.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Askevold exprimera plus tard sa consternation par rapport au fait que « l’art conceptuel est devenu très maniéré, académique et stylisé. », Mario Garcia Torres et David Askevold, dans David Askevold : Il était une fois dans l’Est, dir. David Diviney (Halifax, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, 2011), p. 84.
2 Torres et Askevold, Le langage et l’objet, p. 88.
3 Mike Kelly, « In the Weave of Reason: Tony Oursler and Mike Kelly on David Askevold » (1940-2008), ArtForum International
vol. 46, nº 10 (2008), p. 70.
4 Kelly, «In the Weave of Reason », p. 70.
5 The Ghost of Hank Williams, 1977-1980.

 
Robert Evans, universitaire, auteur indépendant et consultant en arts visuels, possède un doctorat de Carleton University. Il a obtenu sa maîtrise au NSCAD à la fin des années 1980. Sa recherche actuelle porte sur les paysages du dix-neuvième siècle où s’inscrit l’idée de perte.

 
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