[Hiver 2013]
Par Susan Schuppli
La structure du film est organisée par une série de séquences entrecroisées qui prolongent la tension entre deux formes principales de témoignage : celle de l’humain et celle de la machine. La première forme consiste en une façon de s’adresser directement à la caméra du cinéaste. Ces séquences consistent en des témoignages du personnel de l’armée américaine – dont une grande partie a directement participé aux mauvais traitements infligés aux prisonniers (et qui a par la suite fait l’objet de mises en accusation) – réfléchissant sur les événements survenus à la prison d’Abu Ghraib. La deuxième forme est prise en charge par la caméra elle-même. Ces témoignages techniques des événements (et les archives numériques qui en ont découlé) ont été pour la plupart considérés comme étant la preuve directe de la criminalité qui régnait parmi une poignée de « mauvais éléments » appartenant à une catégorie hiérarchique relativement basse. Le sujet humain qui, à travers son expérience – compromettante, dans le cas d’Abu Ghraib – est en mesure de narrer une suite de faits à titre de témoin oculaire se trouve juxtaposé tout au long du film au système mimétique de l’objet technique – la photographie – dont la capacité de mémorisation absolue semble écarter la nécessité de recourir à un interlocuteur humain afin d’expliciter son contenu. Cette friction entre des formes de preuves historiques au sein du film signale un changement de paradigme entre les témoins-humains et les témoins-machines qui devient rapidement la marque d’une nouvelle sensibilité judiciaire.
La primauté antérieurement accordée aux témoignages des êtres humains et aux aspects subjectifs et linguistiques du témoignage, en particulier en ce qui a trait aux traumatismes de la guerre, a eu des incidences sur les plans culturel, esthétique et politique tellement énormes qu’elles ont conduit la critique littéraire Shoshana Felman à caractériser le vingtième siècle d’« ère du témoignage ».2 Toutefois, cette primauté est peu à peu remplacée par un compte rendu judiciaire de l’histoire – autrement dit, un compte rendu de plus en plus techno-scientifique – qui met l’accent sur une culture juridique axée sur l’objet et monopolisée par des questions de sujet et de code au détriment d’une culture juridique axée sur l’expérience humaine et le témoignage à la première personne. La présentation de la preuve scientifique par les experts, illustrée par le statut de « révélateur de vérité » des analyses de l’ADN, s’est déplacée au-delà de la sphère juridique pour se manifester dans les domaines plus vastes de la politique et de l’esthétique.3 Ce changement sur le plan de la réceptivité culturelle est utilisé dans le film de Morris comme structure polémique.
Cette friction entre des formes de preuves historiques au sein du film signale un changement de paradigme entre les témoins-humains et les témoins-machines qui devient rapidement la marque d’une nouvelle sensibilité judiciaire.
Une scène pivot est présentée au début du documentaire, au moment où Brent Pack, agent spécial de la Criminal Investigation Division, nous décrit le lourd processus de correction des codes temporels associés aux milliers d’images captées à la prison d’Abu Ghraib, processus nécessaire pour produire un plan de montage chronologique des événements pouvant être synchronisés avec les journaux de bord de la prison. L’agent en question examine les métadonnées de chacune des images qui, bien qu’elles soient copiées à répétition pour être ensuite gravées sur cd, demeurent intactes. En faisant correspondre des images similaires provenant de prises de vue captées par plusieurs caméras filmant selon différentes résolutions, chacune ayant enregistré une date et une référence temporelle différentes, Pack a pu construire une archéologie médiatique permettant de situer les victimes et auteurs des crimes à l’intérieur des nombreuses couches temporelles sur fond desquelles se déroulaient les événements à la prison Abu Ghraib. La réorganisation de cet énorme ensemble d’images en une série lisible de faits a été cruciale pour la mise sur pied de la documentation juridique destinée au jury. L’analyse judiciaire des métadonnées encodées dans chaque fichier image a ainsi transformé des actes aberrants, en apparence aléatoires, en pratiques systématiques et répétitives de mauvais traitements infligés aux prisonniers.
« Les images valaient mille mots, mais à moins de savoir de quel jour et de quel temps elles parlaient, on ne pouvait comprendre de quoi il s’agissait. J’ai commencé à aligner des images en fonction de leur sujet. Puis je les ai organisées selon un montage chronologique de façon à ce que le jury puisse voir quand tel incident a commencé, quand il a pris fin et combien de temps s’était écoulé entre ces photographies. Combien d’efforts ces personnes ont-elles réellement mis dans ce qu’elles infligeaient aux prisonniers. Qui, à part elles, se trouvait dans la pièce quand cela s’est déroulé ? Comment cela a-t-il pu survenir sans que personne ne s’en aperçoive ? »4
La criminalistique, ou science judiciaire, si on remonte à ses origines étymologiques latines – forensis – renvoie à la compétence et à l’habileté rhétoriques dans la présentation de la preuve devant une tribune publique telle qu’une cour de justice. Par opposition, la criminalistique (tel qu’on l’entend aujourd’hui), bien que définie comme « une science au service des tribunaux », met l’accent sur les procédés d’inscription par lequel les détails les plus infimes peuvent être extraits, par des moyens techniques, de substrats matériels d’éléments de preuve très fragmentaires plutôt que de l’élocution. Que cette preuve médico-légale soit dirigée vers la résolution d’un différend portant sur la signification des choses ou sur la clarification d’une suite d’événements relatifs à un accident ou à un crime, l’admissibilité d’éléments de preuve dans le processus judiciaire comme témoin clé est toujours décidée à l’issue d’une série de négociations portant sur les allégations qui peuvent être effectivement faites en son nom. La preuve a moins à voir avec le statut de révélateur de vérité d’un objet qu’avec ses capacités sémantiques telles qu’elles sont définies par les institutions aux procédures desquelles le public est admis. Errol Morris tant dans Standard Operating Procedure que dans son ouvrage récent intitulé Believing Is Seeing: Observations on the Mysteries of Photography, soutient également que ce que nous voyons dans une image est ultimement régi par ce que nous croyons être la vérité plutôt que par une quelconque certitude épistémologique. Il cite à titre d’exemple le signe du pouce levé de Sabrina Harman et son sourire indiquant que tout va bien alors qu’elle se fait photographier au-dessus du cadavre de Manadel al-Jamadi, geste qui a scellé son sort sur le plan juridique puisqu’elle a été jugée coupable d’avoir infligé des mauvais traitements aux prisonniers.
Selon Morris, l’expression amorale de plaisir d’Harman consiste, en fait, en un geste mécanique en réaction au fait d’être prise en photo et, effectivement, un examen approfondi des images où Harman apparaît la montre toujours faisant ce signe, pouce levé, que tout va bien, indépendamment du contexte de la photographie.
Qui plus est, ajoute Morris, le geste d’Harman fournit une preuve documentaire importante du comportement criminel de la u.s. Military Intelligence (mi), dont les méthodes d’interrogation ont conduit à la mort de al-Jamadi. Plutôt que de considérer immédiatement cette image comme une condamnation du caractère morbide du personnage, nous devrions considérer l’image pour ce qu’elle est : le témoignage d’un homicide brutal par le mi qui, autrement, n’aurait pas été signalé. En mettant l’accent sur la déviance d’Harman, nous ne sommes pas en mesure de voir ce qui constitue réellement l’enjeu dans l’image. La science judiciaire ou criminalistique représente finalement un mode de négociation dans le cadre duquel les objets deviennent des agents de traduction entre des versions divergentes d’événements ou des contestations entre des parties impliquées. La capacité d’un artefact de dévoiler les histoires qui y sont imbriquées ne se réduit pas simplement à la question de types d’avancées scientifiques pouvant avoir une incidence sur les choses, mais résulte des conditions qui régissent les limites de ce qui peut être pensé et énoncé en tout temps. Morris embrouille les processus des témoignages se déroulant à Abu Ghraib en suggérant que les actes accomplis expressément pour la caméra ont été, dans certains cas, mal interprétés en raison de récits anticipés. Leur capacité de témoigner des vraies horreurs survenues à la prison d’Abu Ghraib et qui auraient pu impliquer l’ensemble de la chaîne de commandement américaine a été détournée afin de mettre en accusation des acteurs mineurs. Le cinéaste présente cet argument en choisissant de filmer les protagonistes de façon que ceux-ci puissent élargir le cadre de compréhension. C’est à la croisée des chemins entre le fardeau de la preuve porté par l’image – sa valeur probante en tant que preuve légale directe – et l’image alourdie par la recherche d’une preuve explicite – la nécessité de rendre compte des événements qui sont montrés – que je situerais le tournant judiciaire de Standard Operating Procedure.
Traduit par Francine Delorme
1 Le film de 2008 se fonde sur le livre Standard Operating Procedure, publié la même année par Philip Gourevitch et Errol Morris aux éditions Penguin Press à New York. Je travaille actuellement en collaboration avec Eyal Weizman sur un projet du Conseil européen de la recherche, Forensic Architecture, qui a trait à la présentation de l’analyse spatiale au sein des tribunes juridiques et politiques contemporaines. Notre recherche porte sur la cartographie, l’imagerie et la modélisation des sites de violence dans le cadre du droit international humanitaire et des droits de la personne. Par le truchement d’activités publiques, le projet vise à situer également l’architecture judiciaire dans des contextes historiques et théoriques plus vastes. Voir le site Internet à www.forensic-architecture.org.
2 Voir Shoshana Felman, The Juridical Unconscious: Trials and Traumas in the Twentieth Century, Londres, Harvard University Press, 2002. Voir aussi Eyal Weizman sur l’expression « esthétique judiciaire » un terme qui a été examiné par Thomas Keenan, Hito Steyerl et Eyal Weizman dans l’exposition Mengele’s Skull: The Advent of Forensic Aesthetics à la Portikus Gallery de Francfort, en 2012. Voir le site Internet à www.staedelschule.de/forensic_aesthetics_d.html.
3 Ces idées s’appuient sur un texte que j’ai écrit en collaboration avec Eyal Weizman en vue de l’obtention d’une subvention.
4 Brent Pack, agent spécial de l’armée à la Criminal Investigation Division, témoignant dans le film Standard Operating Procedure, réalisé par Errol Morris en 2008 (Sony Pictures Classics).
Errol Morris est écrivain et cinéaste. Son film The Fog of War: Eleven Lessons From the Life of Robert S. McNamara a obtenu l’Oscar du meilleur documentaire en 2004. Gates of Heaven, son premier long métrage, a figuré durant nombre d’années sur la liste de Roger Ebert des 10 meilleurs films jamais réalisés. En outre, The Thin Blue Line a contribué à établir Morris comme figure marquante du cinéma documentaire américain et a été à l’origine de la récréation de documentaires tant au cinéma qu’à la télévision. Believing Is Seeing: Observations on the Mysteries of Photography regroupe les essais de Morris et paraît sur la liste des livres à succès du New York Times. Son nouveau film Tabloid (qu’on trouve sur DVD) porte sur l’histoire de Joyce McKinney, ses cinq pitbulls clonés et le « Mormon-menotté ». Son ouvrage intitulé A Wilderness of Error: The Trials of Jeffrey MacDonald a été publié en septembre 2012. Morris est membre de l’American Academy of Arts and Sciences et vit à Cambridge, au Massachusetts. errolmorris.com
Susan Schuppli pratique les arts médiatiques et est théoricienne de la culture. Elle est agrégée supérieure de recherche dans le cadre du projet de recherche intitulé Forensic Architecture du Centre for Research Architecture de la Goldsmiths University of London, où elle a obtenu son doctorat. Auparavant, elle a participé au programme d’études Whitney Independent Study Program et a terminé sa maîtrise à l’université de Californie à San Diego. Sa recherche sur le « matériel en tant que témoin » fait l’objet de deux projets : un documentaire et un livre.