Walid Raad – Sylvain Campeau

[Automne 2016]

Institute of Contemporary Art, Boston
Du 24 février au 30 mai 2016

Par Sylvain Campeau

Walid Raad (en arabe وليد رعد) est un artiste né au Liban mais vivant actuellement aux États-Unis, où il enseigne. Il présente à l’Institute of Contemporary Art de Boston1 une exposition déjà offerte au Museum of Modern Art de New York et il le fait à nouveau avec deux corpus distincts, mieux intégrés l’un à l’autre dans la grande galerie ouest de l’édifice au bord de l’eau. Se trouvent ainsi réunis The Atlas Group (1998-2004) et Scratching on Things I Could Disavow (2007- ).

La première série est nourrie par la guerre civile au Liban qui dura de 1975 à 1990. Elle examine les traces laissées par la guerre à travers des témoignages livrés par de supposés témoins. Pour ce faire, Raad a créé l’« A tlas Group », une fondation dont le but avoué était de veiller à « la recherche et la compilation de documents sur l’histoire contemporaine libanaise ». Cette mission l’a ainsi amené à produire ou à localiser, conserver et étudier « des documents visuels, sonores, textuels et autres, qui mettent en lumière l’histoire actuelle du Liban ». Le groupe colligeait les traces de la guerre au Liban, en en faisant des archives pouvant être sauvegardées et mises à la disposition d’éventuels chercheurs. En réalité, cependant, le seul à alimenter cette banque était Walid Raad lui-même, qui se présentait à l’occasion sous l’identité du Docteur Fakhouhi, un personnage décrit comme étant le plus renommé des historiens du Liban. L’artiste a aussi utilisé d’autres avatars pour créer des documents photographiques et vidéographiques relatant des épisodes tout aussi inventés de la guerre, mais toujours crédibles et poignants dans leur excès même.

Ainsi trouve-t-on exposée une série de photos représentant des points d’attaques militaires. Les sites sont littéralement criblés de points de différentes couleurs, montrant les points exacts d’impact des balles. Pour arriver à un tel résultat, Walid Raad a dû ratisser les sites et ramasser toutes ces balles, de façon à être capable de les identifier. Les couleurs sont utilisées pour pouvoir différencier les calibres des projectiles. Une autre œuvre est composée d’une projection vidéo racontant la captivité de dix ans de Souheil Bachar, gardé en otage en compagnie d’Américains. Ceux-ci, affirme Bachar, sont tous devenus célèbres à la suite de la publication du témoignage de cette expérience éprouvante. À cela s’ajoutent les images du voyage en Europe du Docteur Fakhouhi au Liban, à Paris et à Rome. Il y a aussi une série d’images montrant en gros plan des projectiles. Elles résultent du travail d’un technicien à qui incombait la tâche d’identifier différents types de projectiles et d’obus. Comme il commençait à éprouver des difficultés avec sa mémoire, il a choisi de photographier chacune des pièces qu’il se devait d’observer et de classifier. Il a finalement perdu son emploi, alors que son trouble s’est aggravé.

Les œuvres ont souvent quelque chose de loufoque, qui provoque un sentiment de stupéfaction amusée. Mais elles mettent aussi l’accent sur une certaine absurdité, comme le fait la série des moteurs projetés hors de véhicules ayant explosé. Il semblerait que seul le moteur demeure intact lors d’une explosion et qu’il est projeté à grande distance. On apprend du coup qu’il y a eu, au Liban, deux cent quarante-cinq voitures piégées de la sorte.

Il y a là un certain grotesque, en même temps qu’une sorte de prise en compte de ce que le Moyen-Orient peut receler de potentiel symbolique aux yeux de l’Occident.

Dans les œuvres présentés sous le titre de Scratching on Things I Could Disavow, il y a un même désaveu de la valeur, non du document cette fois, mais de l’art même, quand il est exercé en temps de guerre. On reste perplexe devant l’affirmation de l’artiste voulant que, en plus des personnes tuées, blessées, handicapées ou déplacées, la guerre aurait aussi affecté les couleurs, les lignes, les surfaces et les formes au point que certaines auraient été physiquement détruites et perdues à jamais. Sur un mur et dans un environnement vaguement dévasté, vestige d’une exposition comme suspendue ou interrompue, une liste de noms apparaît. Ils sont ceux d’artistes du passé et ils ont été communiqués par télépathie par des artistes du futur cherchant ainsi à ressusciter, par l’entremise de ceux qui les ont utilisées, ces couleurs, lignes, surfaces et formes.

Comme Adorno considérant qu’écrire de la poésie après Auschwitz est barbare, Walid Raad semble créer une œuvre sur la même impossibilité de faire de l’art en temps de guerre. L’art serait aussi une sorte de barbarie. Sauf que Raad en fait par son travail même une considération artistique. Si l’on considère, bien sûr, que nous sommes là devant des œuvres et non de simples prolégomènes de l’art.

1 L’exposition a été organisée sous le commissariat d’Eva Respini (Institute of Contemporary Art, Boston) et de Katerina Stathopoulou (Museum of Modern Art, New York).

 

Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.

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