Rencontre Photographique du Kamouraska – Pierre Dessureault

[Hiver 2017]

Géographies de la lenteur
Centre d’art de Kamouraska et sites extérieurs dans dix municipalités de la région
Du 17 juin au 5 septembre 2016

Par Pierre Dessureault

Il est réjouissant de voir un évènement photographique prendre pour thème la lenteur, cette manière d’être aux antipodes du statut actuel de la majorité des images qui envahissent l’espace public et pour lesquelles la vitesse et la prolifération semblent être le modus operandi. Dans son mot d’introduction, le commissaire de l’évènement, Franck Michel, remet à l’ordre du jour la démarche photographique qui, à l’origine, est affaire de temps et d’engagement de la part du photographe. « Aborder la photographie par le thème de la lenteur est […] l’occasion de réunir plusieurs artistes dont la lenteur apparaît explicitement et/ou consciemment dans leur pratique. Ces artistes […] prennent le temps d’observer le réel, de s’en imprégner, de se créer une posture douce, souvent contemplative, par rapport à celui-ci. »

Bien que l’évènement se présente comme un ensemble d’expositions autour d’une thématique commune, modèle inventé en 1970 par les Rencontres d’Arles, il s’agit plutôt ici d’une vaste exposition collective dont les propositions individuelles sont disséminées entre le Centre d’art de Kamouraska et dix municipalités de la région. Au contraire d’Arles, qui regroupe des expositions de grande envergure conçues par plusieurs commissaires, la thématique unique est ici développée par un seul maître d’oeuvre avec le travail réalisé par six artistes dont les propositions ne comptent généralement qu’un petit nombre de photographies.

Les quatre expositions présentées au Centre d’art constituent en quelque sorte le coeur de l’évènement. Errances, de Pierre Blache, est une projection au cours de laquelle des motifs de la nature en noir et blanc s’enchaînent dans une suite de fondus sans fin qui, au fil des apparitions et des disparitions, créent d’autres images, d’autres formes, d’autres textures du fait du mouvement lent et continu de la projection. Le minimalisme de la présentation et sa progression envoûtante invitent à la contemplation, au retour sur soi.

Méandre, de Patrick Beaulieu, est issu du périple de vingt-cinq jours en kayak effectué par l’artiste depuis la rivière Missisquoi jusqu’à l’océan Atlantique. Ce qui fascine ici, c’est la performance de l’artiste, qui s’abandonne et se laisse porter au fil de l’eau. La vidéo épouse cette alternance entre les moments de quiétude dans le milieu naturel et la rencontre forcée avec les ponts et viaducs enjambant le cours d’eau comme autant de fractures dans le paysage. Les pho­tographies, pour leur part, cristallisent des instants de grâce dans ce parcours dans lesquels l’artiste a fait corps avec l’expérience. Les objets usuels devenus sculptures représentent en quelque sorte le support de la démarche humaine de découverte de l’artiste avant que celle-ci ne devienne proposition artistique.

Dans Laisser entrer la lumière, Steve Leroux remet en cause le dispositif photographique et sa manière de saisir le temps, en utilisant une camera obscura numérique. Il retourne ainsi la photographie sur elle-même : de machine à arrêter le mouvement dans des images précises et détaillées, elle devient, étant donné la longue exposition, un outil à mesurer le temps de l’inscription du mouvement par le flou qui en trace la durée à l’intérieur de la fixité du cadre. Si le dispositif invite à une réflexion sur le médium, le caractère intimiste de la démarche de Leroux, qui prend pour sujets ses proches dans leur quotidien, fait coïncider l’instant de vie avec l’acte photographique.

Deux visions de l’instant photographique se confrontent dans l’installation La laisse, d’Anne-Renée Hotte. Le point de départ est tout simple : les vagues, et les résidus qu’elles laissent sur le rivage. Le premier élément, un long rouleau de papier photographique sur lequel est imprimée à la suite la cueillette quotidienne d’images fixes de l’action des vagues, consacre une manière éprouvée d’arrêter le temps et d’en reconstituer le fil. Cette succession d’instantanés en vient à constituer une totalité temporelle dont ne nous est dévoilé qu’un fragment, le papier restant enroulé sur lui-même. L’autre composante, une vidéo, cadre des vagues qui se superposent et se fondent dans un incessant va-et-vient pour évoquer la fluidité du temps façonné d’instants fugitifs venus se dissoudre dans un mouvement perpétuel.

Le parcours extérieur dans les dix municipalités de la région présente deux autres ensembles d’œuvres de Blache, Leroux et Hotte. Si l’abstraction d’Errances, de Blache, réduisait à l’état de signes graphiques purs les fragments de nature saisis par l’appareil et animés par la projection, Chronique de Chine et L’éloquence des murs font la part belle à des épures s’en tenant à quelques fragments de réel qui composent autant de natures mortes offertes au temps immobile de la contemplation.

Dans Chercher l’horizon, Steve Leroux explore sous un autre angle le dispositif photographique, cette fois en mettant en scène le cadre photographique et le cadrage du paysage : mise en abyme du réel dans lequel le viseur de l’appareil découpe, retenant certains éléments et les fixant dans une vue, en rejetant d’autres hors champ. Les connotations autobiographiques qui se faisaient jour dans Laisser entrer la lumière constituent le cœur de la série S’immiscer, composée d’images juxtaposées représentant des moments d’intimité que l’on devine significatifs pour le photographe.

Dans un registre qui donne le beau rôle aux liens entre les gens, Anne-Claire Hotte met en lumière les rapports qui unissent les personnes entre elles et au paysage qu’elles habitent dans Les solistes et Toutes les familles se ressem­blent. Tout au long de ces deux séries, on sent l’engagement de la photographe envers ses sujets : temps de la prise de vue et de la pose, de la recherche d’un territoire commun pour tisser un lien et créer une image qui ne soit pas que le simple enregistrement d’un instant fugitif, mais qui témoigne de la durée de la rencontre entre l’artiste et ses modèles qui, au terme du processus, deviennent de véritables sujets.

Le duo Bruno Santerre et Thuy Amélie Nguyen ainsi que Louis Perreault propo­sent des œuvres dans le cadre du parcours extérieur exclusivement. La série Enracinerrance, de Santerre et Nguyen, dispersée dans la municipalité de Kamou­raska, reprend le motif du cadre et du paysage cadré, non plus par le viseur de l’appareil photo comme chez Leroux, mais plutôt par un élément scul­p­­tural posé dans la nature qui à la fois dissimule, révèle et transforme le paysage. Le minimalisme des images aboutit à une abstraction géométrique et à un jeu de formes et de couleurs pures. Les mots de Nguyen font entendre une voix hors champ en contrepoint aux images.

La présence des œuvres en extérieur rappelle que la réception et la lecture des images photographiques sont toujours tributaires de leur dispositif de présentation. À cet égard, les tirages de dimensions uniformes présentés en extérieur nivellent la vision personnelle des photographes et dépersonnalisent leur production. Cela est particulièrement évident dans le cas de la démarche de Louis Perreault, qui est attaché à représenter une nature foisonnante et symbolique dans laquelle le format des tirages, leur rendu et leurs valeurs tonales font l’objet de choix de la part du photographe et font partie intégrante de sa vision. De plus, la continuité qu’en­tend établir l’artiste à travers l’agencement de ses paysages est brisée par leur dispersion en trois lieux, le dispositif prenant nettement le pas sur les intentions de l’artiste.

L’atomisation de la proposition du commissaire et sa dispersion en petits groupes d’images dans dix lieux souvent aussi éloignés qu’improbables brise la continuité du visionnement et oblige le regardeur à une gymnastique éprouvante afin de recomposer un portrait d’ensemble de l’évènement, qui restera fragmentaire puisqu’il repose essentiellement sur la mémoire. Si la formule a fait la fortune des Rencontres d’Arles, elle révèle ici ses limites.

Pierre Dessureault est historien de la photographie et commissaire indépendant. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues et d’articles sur la photographie actuelle, dont l’ouvrage Nordicité, publié sous sa direction aux Éditions J’ai VU en 2010.

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