Michel Campeau. La photographie, le photographe, le collectionneur – Pierre Dessureault

[Automne 2018]

Par Pierre Dessureault

La photographie. L’exposition Michel Campeau – avant le numérique 1 résume la démarche entreprise par Michel Campeau au début des années 1970 et constitue un point d’achèvement de ses idées sur la photographie, sur la figure du photographe et sur celle du collectionneur qui a dernièrement pris le pas sur celle du producteur d’images. Dans The Donkey that Became a Zebra, de même que dans les séries La collection Bruce Anderson et La chambre noire, qui ouvrent le parcours, Campeau inventorie sur un mode quasi archéologique le médium de la photographie comme dispositif physico-chimique de production d’images. Ces corpus d’images disparates, qui vont de l’objectivité de vues des outils historiques du photographe, reproduits de manière à mettre en valeur leur beauté de mécanique de précision, à « une profusion de documents iconographiques glanés çà et là dans l’historicité des “ discours ” sur la photographie, son industrialisation2 » ou, sur un registre personnel, à des montages qui reconstituent sa bibliothèque d’autodidacte ou encore une enveloppe de photographies au nom de Melle Georgette (la mère de Campeau) font figure de vestiges d’une pratique révolue issue de la révolution industrielle. Dans le prolongement de cette collecte d’artéfacts, les vues des chambres noires constituent un rappel de ce qu’on pourrait appeler la cuisine photographique. Cet espace de travail aménagé de bric et de broc par le photographe qui l’organise selon ses besoins en lieu de création où il donne corps à l’image par le jeu de la lumière et de la chimie révèle sa précarité sous la lumière crue du flash qui en creuse les détails, en magnifie les textures, en sature les couleurs et en exacerbe les qualités picturales, transformant cette chambre obscure, en retrait du monde, en un tableau bigarré où sont mis en scène les instruments par lesquels les images vont passer de la virtualité à la matérialité.

Une série de vues de photographes au travail en chambre noire vient célébrer certaines étapes de ce processus. Concentration. Attention portée au détail. Précision. En bout de parcours une image révélée sur une feuille de papier. Ce motif de la matérialité des images est récurrent dans le travail de Campeau : pensons aux cadres gris encadrant les images de Week-end au « Paradis terrestre » !, aux fonds noirs sur lesquels se découpent les instantanés de famille et les photographies empruntées aux maîtres admirés des Tremblements du cœur ou encore aux recadrages successifs, aux solarisations, aux effets de négatif et de positif qui façonnent la texture particulière d’Éclipses et labyrinthes. Autant de traces appartenant au processus qui viennent se fondre à l’image et faire corps avec elle. Dans les travaux récents, le cadre rouge typique des diapositives Kodak joue un rôle semblable, comme un rappel qu’avant d’être images, les photographies argentiques sont matière et procédé.

Le photographe. La commercialisation du premier Kodak en 1888 et la standardisation des protocoles de production qu’il traîne dans son sillage sont à l’origine de l’accessibilité au plus grand nombre de la pratique photographique. Apparaît alors la figure de l’amateur qui s’adonne à la photographie pour son propre plaisir sans égard aux idées reçues sur l’esthétique, et la plupart du temps, dans le seul but d’immortaliser des instants marquants de son quotidien dans la forme vernaculaire par excellence, l’instantané. D’entrée de jeu, Campeau adopte les codes de cette pratique populaire du médium. Ses images des habitants de son quartier en 1971 et celles de Disraeli, une expérience humaine en photographie souscrivent spontanément à cette approche directe des personnes et des choses : familiarité avec les sujets manifeste des liens tissés avec ces derniers qui regardent le photographe droit dans les yeux et posent dans leur cadre de vie habituel, frontalité quasi systématique de la prise de vue qui laisse toute la place aux personnes présentées directement sans détours esthétiques et, par-dessus tout, parti-pris affiché pour les classes populaires. Les instantanés produits par Campeau témoignent d’un instant partagé et présentent un portrait de la collectivité sur le modèle de l’album de famille. Week-end au « Paradis terrestre » ! revendique la part du photographe qui imprime son caractère à l’image en assumant son double rôle d’observateur et de commentateur des rituels de la vie en société auxquels il participe par l’acte photographique. À cet égard, le regard amusé, parfois ironique, qu’il porte sur ces amateurs à l’œuvre constitue un commentaire sur les usages sociaux de la photographie. L’ensemble récent de vues reprenant le même motif se situe dans un tout autre registre. Délaissant ici la distance critique, Campeau s’approprie ces images pour mettre en lumière son admiration et faire sienne la gestuelle de ces amateurs tout à leur plaisir.

La figure du photographe protagoniste de l’acte photographique prend un tour autobiographique dans Les tremblements du cœur, dont l’une des images emblématiques est placée en exergue de l’exposition actuelle. Le composite formé de l’autoportrait à la table lumineuse et d’un instantané extrait de l’album de famille de Campeau auquel sont juxtaposés les mots « L’enfance me court après » fondus dans le noir de la matière photographique inaugure un long cheminement introspectif de singularisation. Deux espaces mémoriels se superposent : celui de l’enfance, fait d’instantanés marquant le passé, et celui du photographe qui arrache des instants au présent et tente de mettre à jour, par le jeu des résonances des images entre elles, la texture de l’existence d’un créateur qui est aussi fils, conjoint et père. Dans cette démarche, le photographe, tour à tour auteur et rassembleur d’images, et son sujet ne font qu’un dans une narration ouverte. Éclipses et labyrinthes occupe une place à part dans ce parcours en ce qu’il prend à partie l’opacité des images. Dans cette séquence, l’autoportrait à la table lumineuse réapparaît épinglé au mur et couvert de notes de Campeau et de gribouillages de son fils Léandre dont on aperçoit les mains et le crayon occupé à faire sien le tirage de son père. Mise en abyme et reprise sous forme de citation disent ici la limite du dévoilement de la personne et la faillite des images à dire une réalité autre que leur matérialité. Suit un autre autoportrait, celui-là dans la chambre noire, où Campeau apparaît derrière la structure massive de l’agrandisseur qui occupe tout l’avant-plan et le domine. Cette même image, objet d’une série de reprises et de transformations successives, évoque le travail du photographe sur la matière photographique et fait l’impasse sur toute signification qui pourrait lui être assignée de manière nécessaire et définitive : celle-ci varie au fil des redoublements que lui donne le photographe dans sa chambre noire qui devient une véritable caverne de Platon, royaume des ombres, des impressions et des opinions.

Les instantanés puisés à l’album de famille de Campeau tissant la trame de …si je mens, j’irai en enfer ! ne sont plus convoqués pour confronter le passé au présent et présenter le photographe comme un autre dans la distance des images mémorielles, mais pour recomposer une généalogie symbolique où les portraits des parents et de quelques proches sont juxtaposés sur le mode de l’association libre à des images glanées dans divers cimetières de la région de Montréal. La trame narrative disparaît pour laisser place à une suite de métaphores visuelles dont chacune forme un tout ramassé sur lui-même et représente une figure déterminante dans le parcours de l’artiste.

La figure du photographe tentant de renouer le fil de sa vie, de manifester des liens affectifs et d’interroger les rapports familiaux qui domine ce parcours autobiographique fait place, au début des années 2000, à une démarche d’autoreprésentation. Dans L’ombre de soi, Campeau multiplie les prises de vue où son ombre projetée sur les plantes d’un jardin marque la nature de sa présence. De ce qui est considéré comme un défaut dans nombre d’instantanés d’amateurs il fait un motif symbolique, celui du photographe in absentia. L’ombre devient son double grâce à la manière propre à la photographie de traduire les valeurs de contrastes entre les zones obscures de sa silhouette et la luxuriance lumineuse de la nature sur laquelle elle se découpe dans des images qui oscillent sans cesse entre clarté et obscurité, entre vide et plein, entre apparition et disparition. Les séries Humus et Paysages métaphysiques le mettent en scène vêtu de noir dans des paysages qui sont autant de territoires intérieurs. Le photographe habite le paysage et se confond avec les éléments naturels au point de disparaître. Seul compte l’instant photographique qui vient enregistrer cette cérémonie intime où la personnalité de l’auteur s’efface pour laisser place à un condensé de pure présence du corps du photographe et de sa figure comme motif visuel.

Le collectionneur. En s’attachant à refaire à partir d’instantanés glanés à travers la production d’amateurs Les Américains de Robert Frank et en s’appropriant l’album de famille de l’homme de science américain Rudolph Edse pour composer Une autobiographie involontaire3, Campeau ajoute un chapitre à sa propre histoire, celle du collectionneur qui, à travers la pratique d’autres producteurs d’images, trouve un écho à ses préoccupations personnelles et professionnelles. Exercice d’admiration autant que réflexion sur les images et leur portée dans le regard posé sur elles, ces emprunts acquièrent des résonances particulières et soulèvent nombre de questions. Qui en est l’auteur ? Celui qui les a prises ? Celui qui se les est appropriées pour les passer au filtre d’un autre regard et en révéler des dimensions étrangères aux intentions qui ont motivé leur production ?

Déjà dans Les tremblements du cœur, Campeau intégrait à la trame de son discours, comme autant de citations, des photographies d’auteurs qui l’ont inspiré, tels Koudelka, Kertesz, Michaels, Gibson, Riboud, Frank, recréant grâce à elles une famille intellectuelle. La reconstitution en forme d’hommage qu’effectue Campeau de l’ouvrage iconoclaste de Frank est de cet ordre4. Les instantanés de ce dernier aux perspectives de guingois, aux angles de prise de vue surprenants, aux lumières souvent approximatives qui saisissaient au vol, sans apprêt et à bras le corps l’instant, bousculaient tous les canons généralement acceptés autant dans leur glorification de la spontanéité que dans la banalité des sujets jugés insignifiants par le photographe sérieux. C’était sans compter sur la pratique des amateurs de l’époque, comme le démontrent les images retenues par Campeau, où il apparaît que les sujets et l’approche de Frank empruntent nombre de traits aux codes de la photographie vernaculaire qui modulaient les regards de l’époque et constituaient l’air du temps, que ce dernier en photographe chevronné inscrit dans une démarche unique et dans un projet aux intentions clairement formulées. Le lien ici est Campeau, sa lecture du travail de Frank et sa vision de la photographie, qui traite ces accidents de parcours retenus pour leurs affinités et leur cohérence thématique comme autant de fragments qu’il insère dans la continuité d’un ensemble beaucoup plus vaste, celui de la collection fondée sur « … un rapport aux choses qui ne place pas au premier plan leur valeur fonctionnelle, soit leur utilité, les services qu’elles peuvent rendre, mais les étudie et les aime comme le site et le théâtre de leur destin. Le plus profond enchantement du collectionneur est d’enfermer la singularité dans un cercle magique où elle se fige tandis qu’elle est parcourue d’un ultime frisson – le frisson d’être une acquisition. Tout ce qui est souvenir, pensée, conscience devient socle, cadre, piédestal, clôture de sa propriété. Époque, contrée, technique de fabrication, propriétaire de chez qui il provient – tout se rassemble pour le vrai collectionneur en une encyclopédie magique dont la totalité forme le destin de son objet5. »

Pour sa part, l’ensemble des photographies de Rudolph Edse manifeste une vision personnelle cohérente et une qualité visuelle soutenue qui sont celles d’un photographe de talent, fin connaisseur des caractéristiques du médium et de ses possibilités, dont les instantanés portent à un rare degré de perfection les caractères de la photographie vernaculaire. On retrouve dans sa production les mêmes motifs que chez Campeau : la famille et les liens qui en unissent les membres, les activités quotidiennes, la présence du milieu de vie, le rituel de la pose et de la prise de vue et par-dessus tout, l’omniprésence du photographe, de son travail et de ses outils. « Je me suis confondu avec la figure parentale de Rudolph Edse, sa pratique autodidacte, sa quête autobiographique involontaire, sa manie d’apparaître dans ses attributs artistiques, son âme chevaleresque, son regard mélancolique, et les êtres venus aux rendez-vous des affections6. »

Dans ce processus d’identification à Edse et de projection de soi dans un espace mémoriel qui appartient à un autre, l’image devient un écran sur lequel Campeau projette sa propre expérience et examine la vérité de sa pratique. Nous ne sommes plus ici dans le mode autobiographique ou dans le registre symbolique des travaux où le photographe se pose comme autre, mais dans l’élucidation des conditions de production des images à travers la figure des outils du photographe et dans la reconstruction d’une continuité dans le regard distancé d’un alter ego dans lequel Campeau retrouve de lui-même et s’installe. C’est cette migration des images d’une conscience à une autre qui fait leur richesse. Car celles-ci n’existent que dans un faisceau de regards qui viennent en creuser la surface et y projeter leurs connaissances, leurs désirs, leurs préoccupations et leurs interrogations.

1 Michel Campeau – Avant le numérique a été présentée au Musée McCord du 16 février au 6 mai 2018. L’exposition a été produite sous la direction d’Hélène Samson, conservatrice de la collection Photographie.
2 Michel Campeau, « The Donkey that Became a Zebra », Campeau, Carrière, Clément : Accumulations, Montréal, Éditions Simon Blais, 2015, sans pagination.
3 Michel Campeau, Une autobiographie involontaire de Rudolph Edse, Paris, Les Éditions Loco, 2017.
4 Ce projet a également fait l’objet d’une vidéo qui était présentée dans le cadre de l’exposition : Michel Campeau – Revoir Les Américains de Robert Frank, 2018, vidéo, 18 min 43 s Réalisation : Romain Guedj, 2018.
5 Walter Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque », Images de pensée, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1998, p. 161.
6 Michel Campeau, introduction à la section de l’exposition consacrée aux photographies de Rudolph Edse.

 

Pierre Dessureault est spécialiste de la photographie canadienne et québécoise. À titre de conservateur, il a conçu une cinquantaine d’expositions, publié plusieurs catalogues, collaboré à plusieurs ouvrages et produit nombre d’articles sur la photographie. Depuis sa retraite, il se consacre à l’étude de la photographie internationale dans une perspective historique et, renouant avec ses premiers centres d’intérêt que sont la philosophie et l’esthétique, à l’approfondissement des approches théoriques qui ont marqué l’histoire du médium.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Michel Campeau. La photographie, le photographe, le collectionneur – Pierre Dessureault ]