Jessica Eaton, Iterations (I) — Stephen Horne, Système ou poème ?

[Hiver 2019]

Par Stephen Horne

Un grand nombre d’artistes montréalais proposent une réponse audacieuse à la dissolution des genres artistiques traditionnels dans ce qui est nettement un « monde postmédium ». Jessica Eaton est l’une d’entre eux, comme le montre son exposition la plus récente, Iterations (I), à la Galerie Ertaskiran. Dans cette présentation, nous faisons face à un long mur de ce qui au départ semble être une suite de belles peintures abstraites et sensuelles. Ces rectangles de taille moyenne intensément formels se caractérisent, toutefois, par une impression ambiguë d’origine systématique. Cette perception initiale est aussi renforcée par l’espace illusionniste dans lequel les cadres à l’intérieur de cadres reculent vers un point de fuite. On pourrait également décrire ces cadres visuellement comme des boîtes et cette possibilité est renforcée par ce qui semble être un horizon contre lequel le cadre/la boîte est posé. Dans ce sens, on pourrait dire qu’il existe dans cet espace fictif une boîte qui contient toutes les autres, le tout reposant sur une surface derrière laquelle se trouve un mur.

Une attention minutieuse portée à quelques images donne lieu à certaines considérations initiales. Ainsi, ces images particulières se composent de rectangles blottis les uns dans les autres qui diminuent vers un centre, ou un point de fuite potentiel. Ces bandes de couleur fonctionnent systématiquement pour différencier des aspects d’un plan plutôt que l’expressivité picturale que l’on pourrait trouver s’il s’agissait vraiment de peintures. Il y a donc une impression de distance et de détachement qui suggère un point de départ dérivant des processus prédéterminés si bien illustrés par certains des artistes conceptuels d’origine, comme Sol LeWitt. Ces inspirations viennent de l’extérieur des bases artistiques traditionnelles de la perception humaine et de l’artisanat.

En fait, Eaton exprime elle-même son intérêt pour « voir selon des schémas étrangers à notre perception1 ». Cela pourrait signifier voir en des termes mystiques ou visionnaires, ou voir compris comme quelque chose de potentiellement sujet au calcul, c’est-à-dire grâce aux prothèses itératives de la culture algorithmique. Il y a un an environ, le chroniqueur d’art torontois Adam Lauder publiait un article dans lequel il abordait la lumière telle que traitée dans le travail de divers artistes canadiens. Il s’est notamment penché sur l’œuvre d’Eaton. Poussant plus loin le point de vue selon lequel les productions d’Eaton se « construisent elles-mêmes », il a affirmé qu’elles sont « des manifestations quasi automatiques d’un réel inaccessible… plutôt qu’une représentation du monde2 ». Eaton a cité la célèbre maxime de LeWitt, « L’idée devient une machine qui fait l’art », mais celle-ci pourrait aussi être lue à l’envers – « la machine devient l’idée qui fait l’art » – et juxtaposée à un passage visionnaire de Kafka, « Mais regardez donc cet appareil… Jusqu’à présent il fallait encore mettre la main à la pâte, mais désormais l’appareil travaille tout seul3… » Côte à côte, ces deux extraits nous amènent à nous poser encore des questions sur la fabrication du sens et sur l’identité de ses destinataires. Les fabrications d’Eaton (je les appelle ainsi faute de savoir si je dois parler d’images, d’objets, de fictions, de compositions ou de designs) flottent dans un espace intercalaire, n’évoquant ni sur le mode pictural ni sur le mode photographique un sujet matériel auquel on ferait prendre la pose. Dans de tels cas, nous nous tournerions normalement vers une mise en contexte narrative qui situerait d’une façon ou d’une autre la création artistique. Pour ce qui est d’Eaton, elle réside dans une narration des processus de l’artiste, qui sont du type traditionnel, hors photographie, une démarche qui intègre l’artisanat. L’appareil photo est lui-même un élément clé de cette histoire, qui inclut le remplacement historique de la peinture par une machine.

Eaton propose que nous nous interrogions sur ce qu’est un appareil photo et l’endroit où son talent réside. Une partie de sa propre réponse à ces questions est que l’appareil photo est un processus prothétique, qui a à voir avec la captation, l’ordonnancement et l’enregistrement de la lumière naturelle, dont nous situons empiriquement l’origine dans le soleil. Ce qui caractérise en partie notre humanité est notre capacité sensorielle à comprendre cette lumière, ou une certaine partie du moins, et nous pouvons vouloir dire que la lumière existe parce que nous pouvons la percevoir, et pour dépasser notre capacité nous disposons de prothèses, qui, à leur tour, informent et encadrent notre vision.

Quoi qu’il en soit, Eaton s’implique, et nous entraîne avec elle, dans de telles réflexions. Le référent tend à se situer à même la technique de fabrication de l’image, dans laquelle cette dernière est en perpétuelle production et circulation sans jamais se poser, qu’il s’agisse de matériel ou de reproduction. Voilà le lieu de la production du référent, et c’est précisément l’appareil photo conventionnel et ses procédures techniques qui forment la base du processus d’Eaton, qui consiste en des interventions dans le programme de l’appareil photo, des interventions qui inversent ce qui a traditionnellement été l’extérieur et l’intérieur de l’appareil. Nous pourrions sur cette seule base qualifier son travail d’« abstrait » ou « fondé sur la recherche », et sur la base du style non référentiel de son œuvre nous la positionnerions, dans le contexte de l’art, parmi les premiers artistes modernistes, particulièrement ceux qui investissaient les pratiques de l’expérimentation technique, tel László Moholy-Nagy.

Dans la suite actuelle, Iterations (I), il existe une référence apparente à la série de tableaux très célèbres créés par Joseph Albers dans les années 1950 et 1960, intitulés Hommage au carré. Cette série a été considérée comme « rigoureuse » dans de nombreux comptes rendus de l’époque, mais les scientifiques ont contesté ses observations concernant l’interaction des couleurs. Les arguments découlaient de perspectives différentes : les notions d’Albers étaient principalement perceptuelles et expérientielles, alors que ses critiques fondaient leur position sur une base analytique. De toute façon, Eaton nous invite à voir dans Albers un type de marqueur de ses préoccupations en adoptant son format d’exploration des interactions chromatiques à même des jeux de carrés insérés les uns dans les autres.

La lumière doit son existence au soleil et elle est matière ; matériellement parlant, il y a des ondes lumineuses, que nous pouvons mesurer grâce à nos prothèses, certaines d’entre elles étant hors du champ de la perceptibilité humaine. Le nom de quelques-unes de ces ondes lumineuses nous est familier. Ainsi, nous connaissons les ondes radioélectriques, les micro-ondes, les rayons gamma, les rayons ultraviolets, les rayons infrarouges et les rayons X. Il y en a d’autres, moins courantes, mais le fait est que seules certaines sont directement perceptibles par l’humain, alors que nous ne « connaissons » les autres que grâce à nos prothèses. Un grand nombre de ces dernières ne sont pas tangibles, mais sont constituées de systèmes, incluant la culture. Eaton se sert de certaines prothèses, notamment l’appareil photo lui-même, mais aussi des types de systèmes que nous utilisons pour organiser et formuler nos perceptions, qui sinon sembleraient relativement anarchiques. Ces systèmes sont source d’autorité, des opérations que nous utilisons pour faire correspondre nature et besoins humains. Ce qui est le plus intéressant est le paradoxe qui en découle. Eaton se sert de procédures analogiques et de perceptions tactiles dans son processus initial exigeant en termes de travail, mais elle adopte également le processus algorithmique comme modèle de sa pratique. Les algorithmes sont des instructions étape par étape, abstraites et symbolisées, normalement écrites en code et qui s’expriment sous des formes appelées logiciels ou programmes. De là le titre de cette exposition : Iteration (I). Travailler à partir de ce procédé constitue tant la motivation d’Eaton que la source de sa pertinence pour le spectateur post-médium.

L’ambiguïté fondatrice présentée avec le projet d’Eaton nous amène à nous pencher sur l’observation de Laura Mark concernant la visualité : « Personnellement, je pense que la période de la culture visuelle est derrière nous… C’est la culture de l’information, qui est invisible, qui devient la forme dominante de notre culture4. » D’une part, Eaton présente l’aspect de la dématérialisation continue de l’art ; d’autre part, elle conserve grâce à sa propre mise en contexte narrative la perspective du créateur et de l’objet sensuel fait main, le domaine ou guide esthétique et éthique auquel le monde de l’art contemporain continue de se référer comme une autorité légitime. C’est la tension qu’elle évoque entre paternité traditionnelle et « culture de l’information » actuelle qui est la source de sa pertinence considérable aujourd’hui. Traduit par Marie-Josée Arcand et Frédéric Dupuy

1 Jessica Eaton, citée dans Adam Lauder, « Photogenesis: A Brief History of Light in Canada », Border Crossings, vol. 35, no 4 (décembre 2016), p. 78.
2 Lauder, « Photogenesis », p. 77.
3 Franz Kafka, Dans la colonie pénitentiaire, dans https://www.ebooksgratuits.com/, consulté le 6 novembre 2018.
4 Laura Marks, « Interview », dans Margaret Dikovitskaya, Visual Culture: A Study of the Visual After the Cultural Turn, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 215.

 
Stephen Horne, commissaire indépendant et auteur, a enseigné à l’Université NSCAD et à l’Université Concordia, et contribue à des magazines, des catalogues et des anthologies au Canada et ailleurs. Il vit à Montréal et en France.

Née à Régina, en Saskatchewan, Jessica Eaton vit et travaille à Montréal. Elle produit une œuvre photographique abstraite qui explore les conditions de la vision et de la représentation en photographie. Son travail remarqué déjà depuis plusieurs années déjà ici et à l’étranger, a fait l’objet de nombreuses expositions individuelles et collectives, et de plusieurs mentions et articles dans des magazines prestigieux. Elle est représentée par la galerie Antoine Ertaskiran, à Montréal, de même que par les galeries Higher Pictures (NY) et M+B (LA). jessicaeaton.com

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Jessica Eaton, Iterations (I) — Stephen Horne, Système ou poème ? ]