Yann Pocreau, Les surfaces de lumière — Bénédicte Ramade, La vie des couleurs

[Hiver 2019]

Par Bénédicte Ramade

Dans Réponses à la peinture, une des séries les plus récentes de Yann Pocreau, l’artiste établit un jeu de superpositions, de transparences et d’opacifications aux couleurs vibrantes. Rose Tyrien, parme, bleu marine, gris, lie-de-vin, noir s’entrechoquent pour offrir la quatrième « solution » de la série (Réponse à la peinture 04, 2017–2018), telle une équation mathématique dont la logique n’est pas livrée au spectateur. Vert mousse, bleu turquoise, jaune safran, vert gazon et tilleul se croisent, se neutralisent et apparaissent dans Réponse à la peinture 8 (2017). Jeu formaliste, hommage au hard-edge, cette série de photogrammes numérisés plonge dans l’univers fondamental de la couleur, celui qui fut justement en tout premier lieu l’apanage de la peinture. La photographie en fut privée à ses origines, les procédés ne permettant pas de fixer ou de faire apparaître les couleurs du spectre lumineux des premières images. Pourtant, les primitifs de l’image photographique étaient obsédés, depuis ses balbutiements, par l’idéal d’un parachèvement de leur technique grâce à l’adjonction de la couleur. Pigments, filtres, oxydation, la couleur a été une conquête lente et frustrante pour la photographie, une conquête à laquelle s’adonne Yann Pocreau en convoquant, pour ce faire, l’abstraction géométrique. Il y condense la tension entre les couleurs d’une part, le noir et blanc de l’autre. Comme Nathalie Boulouch l’explique dans Le ciel est bleu. Une histoire de la photographie couleur (2011), plutôt que de subir le non-réalisme du monochrome noir et blanc, les photographes lui avaient attribué une valeur analytique plus profonde que la couleur, considérée comme platement naturaliste. « [La couleur] dit la réalité du monde, quand le noir la commente1. » Tant qu’à être insaisissable, autant la bouder. Qu’importe, les amateurs se chargeront de la mettre en oeuvre, projetée, diffusée à partir de l’invention de l’autochrome par Louis Lumière en 1903.

Synthèses additives ou soustractives, c’est justement ce que manie Yann Pocreau. Dans Croisements (2014), ce sont pas moins de 720 diapositives réparties entre neuf projecteurs qui composent par superposition, parasitage, saturation, noircissement, un environnement rythmique de cou- leurs, d’apparitions combinatoires fugaces. Les vingt-quatre couleurs qui ont servi à étalonner chaque jeu d’images monochromes répété trois fois par carrousel proviennent d’une charte éditée par X-Rite, largement utilisée par Kodak, que le photographe avait auparavant exploitée dans l’œuvre Color Chart (2013–2015).Comme dans une formule chimique de plus en plus complexe, les étalons de cette charte avaient été projetés, agrandis, pour être photographiés par Yann Pocreau. Une tautologie photographique qui vient pousser les sensibilités à leurs limites, heurter la définition de la couleur à la capacité de la lentille et du celluloïd de la diapositive, et interroge ainsi l’histoire des manufacturiers de la couleur photographique qui ont régné sur le domaine au XXe siècle. Les couleurs argentiques (2016) se composent de quatre feuilles de papier argentique non fixé, chacune provenant de l’un de ces grands fabricants : Ilford, Kodak, Agfa, Fuji. Soit quatre couleurs parfaitement distinctes : deux bleutés, un vert et un ocre, comme autant de signatures de ces marques qui montrent bien que la couleur n’est pas une science exacte. La couleur est ainsi laissée à elle-même, formule chimique révélant la subjectivité de sa condition. L’artiste la pousse aussi dans ses retranchements, révélant une véritable vie intérieure à travers des aplats laissés sans fixateur, confrontés à des feuilles dont le processus sensible a été arrêté dans son élan : délicat glissé bleuâtre de Fuji, grenat de Kodak (Variations progressives, 2016). Des couleurs qui ne sont pas celles de manufacturiers de peinture, c’est bien cela le secret. Des couleurs qu’il ne maîtrise pas, dont il accepte avec humilité de se déprendre, c’est bien aussi comme cela que se positionne le photographe vis-à-vis de son médium. Et lors- qu’il est invité à collaborer avec des astronomes à l’Observatoire du Mont-Mégantic en 2018, ses images se révèlent abstraites, impressions irisées venant des ciels aux noirs aveugles pour le commun des mortels (Diffractions, 2018). À la dérobée, Yann Pocreau se frotte à la science sans didactique, sans se réfugier derrière le récit des procédés et procédures dont il ne fait ni étalage ni prétexte.

Yann Pocreau traverse l’histoire technologique de la photographie couleur sans nostalgie. Et rappelle ainsi combien elle n’est pas une évidence. Comme le rappelle Georges Roque dans Art et science de la couleur, la perception des couleurs n’est pas un phénomène naturel, anhistorique ou individuel, mais une activité culturelle, collective, historique2. C’est un processus cognitif et émotionnel qui convoque autant les théories scientifiques qu’artistiques. Ainsi les questions optiques sont-elles proprement liées à l’art tandis que les mélanges soustractifs (de pigments) et additifs (de lumières colorées) relèvent de la science. Yann Pocreau ne procède pas autrement. Dans Ce que le noir contient (2016) le diptyque noir d’encre laisse progressivement « filer » un dégradé coloré, cyan et jaune, deux composantes de la trichromie, paradoxalement génératrice d’un noir profond, abyssal. Fruit d’une saturation extrême de couleurs, ce noir est une synthèse hautement concentrée, tout le contraire d’un « trou » noir, d’une absence. Seuls le jaune et le bleu se sont échappés, laissant apercevoir un dégradé doux. Alors que la peinture a cherché à éliminer le noir pour augmenter l’intensité lumineuse, la pureté de certaines couleurs spectrales (rouge, orangé, jaune, bleu, vert, violet)3, Yann Pocreau construit ses noirs par la convocation de tous les moyens de la couleur.

Dans le corpus de cet artiste, l’intérêt pour la couleur est conjugué à la lumière. Il provient d’une traversée entreprise avec la prise de vue de chantiers (Chantiers, 2012), abstrayant le contexte pour livrer une gamme de verts délavés, découpés par la présence de noirs d’ombres et de blancs lumineux jusqu’à faire plan. Déjà, la grammaire est posée, mettant en tension surfaces et espaces. Ce principe de construction et de déconstruction préside à ses photographies les plus abstraites, à des procédures complexes à partir des fondamentaux de son médium : lumière, émulsions, expositions, papiers photosensibles. Yann Pocreau ne cesse de plier et de replier sa matière à la manière de sa série éponyme Replis (2016), laissant voir à la surface des papiers « vierges » de toute image photographique, l’enregistrement de manipulations, de contraintes subies par le papier-matière sensible. Ce photographe-là donne à voir un médium mis à nu, où la couleur n’a plus à se distinguer du noir et blanc ; tandem d’une exploration des qualités intrinsèques à la photographie auxquelles la peinture ne saurait répondre.

1 Nathalie Boulouch, Le ciel est bleu. Une histoire de la photographie couleur, Paris, Éditions Textuel, 2011, p. 12.
2 Georges Roque, Art et science de la couleur, Paris, Gallimard, 2009.
3 Georges Roque, Quand la lumière devient couleur, Paris, Gallimard, 2018, p. 8.

 
Bénédicte Ramade est critique d’art, historienne de l’art actuel et contemporain, spécialisée notamment dans les enjeux environnementaux. Elle réalise des commissariats et des publications, dont : The Edge of Earth. Climate Change in Photography and Video, au Ryerson Image Centre de Toronto, en 2016, et Karine Payette, à la Maison des arts de Laval, en février–avril 2019. Elle a publié « La photographie en elle-même » dans la première monographie consacrée à Yann Pocreau, Sur les lieux/ On site (Musée d’art des Laurentides et Expression). Bénédicte Ramade est également chargée de cours auprès du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, et de l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM.

Yann Pocreau est né à Québec en 1980. Il vit et travaille à Montréal. Dans ses recherches récentes, il s’intéresse à la lumière comme sujet vivant et à l’effet de celle-ci sur la trame narrative des images. Son travail a été présenté au Québec, aux États-Unis et en Europe (France, Belgique, Turquie) et est présent dans plusieurs collections du pays. Une importante rétrospective était récemment présentée conjointement au Musée d’art des Laurentides, Saint-Jérôme, et au Centre Expression, Saint-Hyacinthe, Sur les lieux/On site, qui a fait l’objet d’une première monographie sur son travail. Yann Pocreau est représenté par la galerie Simon Blais, à Montréal. yannpocreau.com

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Yann Pocreau, Les surfaces de lumière — Bénédicte Ramade, La vie des couleurs ]