Denis Farley, Aux confins du visible — Fanny Bieth

[Été 2019]

Travaux récents/Recent Work
La Castiglione, Montréal
Du 14 novembre au 15 décembre 2018

Par Fanny Bieth

Du 14 novembre au 15 décembre 2018 était présentée, à la galerie La Castiglione, une sélection d’œuvres récentes du photographe montréalais Denis Farley. Issus des séries Networks (2013–2018) et Parallel Networks (2016–2018), ces clichés s’inscrivent dans la continuité d’une réflexion menée par l’artiste depuis plus de trente ans sur la présence croissante des technologies de l’information et de la communication au sein de notre environnement. En dirigeant son objectif vers les dispositifs soutenant ces réseaux, Denis Farley nous rend attentifs à leur toile de fond technique et nous amène à nuancer les rêves d’émancipation immatérielle qui les accompagnent. La transmission d’informations n’a jamais été aussi facile, rapide et massive. De cette apparente décharge de toutes contraintes ou limites physiques découle un enchantement technologique qui tend à faire oublier que cette circulation repose sur une vectorialisation matérielle dont les coûts économiques et écologiques sont loin de s’évaporer.

L’exposition s’ouvre sur huit photographies de la série Networks donnant à voir les entrelacs de câbles plus ou moins ordonnancés qui composent les réseaux informatiques. Par son exploration des zones de contact qu’est l’arrière des serveurs, le travail de Denis Farley interroge, voire brouille la frontière entre le réel et le virtuel. Il attire notre attention vers la physicalité des appareillages sur lesquels reposent nos aires numériques. Mais surtout, la présence humaine semble, pour sa part, se manifester sur le mode de la trace, de l’absence, voire du fantomatique. Cette impression est particulièrement saillante dans le cliché Network blue (2013) où l’œil attentif saura repérer, dans le reflet de la vitre centrale, trois silhouettes – dont celle du photographe – qui apparaissent ainsi tels des spectres dont la virtualité contraste avec la matérialité presque palpable de l’infrastructure. Le trouble est d’autant plus fort que ces réseaux électriques prennent une allure quasi anatomique dont l’organisation s’apparente à celles des systèmes sanguins et nerveux qui constituent notre organisme. Le renversement, ou a minima l’ébranlement, des distinctions entre l’humain et la machine nourrit un imaginaire technologique ancien que l’apparition fortuite du nom de « Frankenstein » dans Network red (2013) vient rappeler à la mémoire du spectateur.

Mettant en évidence la matière et la couleur de ces lacis de fils, ces grands formats semblent osciller entre réalisme documentaire et esthétique abstraite. Chaque œuvre est divisée en trois fractions séparées par des bandes blanches. Si l’impression première est celle d’une photographie unique qui aurait simplement été sectionnée, il s’agit en fait toujours de trois prises de vue bien distinctes. Notre perception, en corrigeant automatiquement ces discontinuités, rend plus difficilement intelligible une fragmentation pourtant effective. Farley donne ainsi une traduction visuelle au discret travail de décomposition-recomposition qui s’opère à l’intérieur même des canaux représentés. En effet, le système d’encodage numérique repose sur un protocole de segmentation du monde sensible en unités standardisées (pensons au pixel) qui, bien qu’échappant la plupart du temps à nos sens, représente un bouleversement ontologique influant sur notre perception du monde.

Les clichés de la série Parallel Networks, dont quatre étaient montrés à La Castiglione, se focalisent, quant à eux, sur les installations permettant l’émission, la captation ou le relais d’ondes électromagnétiques. Alors que ces dispositifs échappent la plupart du temps à notre attention, ils attirent l’œil et l’objectif du photographe. La série témoigne du rapport concret qui se tisse entre espace urbain et cyberespace, soulignant le fait que le déploiement de réseaux de communication sans fil pose des questions substantielles d’aménagement du territoire. Situés sur les hauteurs de bâtiments d’habitation, religieux, universitaires, industriels ou gouvernementaux, les émetteurs-récepteurs soutiennent des modes relationnels qui bouleversent ceux qu’accueillent traditionnellement les infrastructures auxquelles ils se greffent. L’architecture et la société vibrent sous l’effet de ces antennes-relais. Les effets de solarisation et les dédoublements latéraux paraissent établir une distance avec le réel et faire apparaître le prodige invisible de la circulation des ondes électromagnétiques. Du reste, les technologies de l’information et de la communication semblent avoir hérité du domaine divin – le ciel est inondé de données – et du privilège d’être tout à la fois partout et nulle part.

Per monstra ad astra. Cette locution latine qu’employait l’historien de l’art Aby Warburg pour signifier « la fondamentale et “inquiétante dualité” de tous les faits de culture1 » s’avère à même d’exprimer l’hésitation entre menace et promesse, chaos et enchantement technologique qui imprègne le travail de Denis Farley. Finalement, depuis les entrailles jusqu’aux hauteurs de ces dispositifs, l’exposition nous place face à l’ancrage pragmatique, voire insipide de nos technologies dans la réalité mondaine, mais aussi devant le mystère, voire le relai du sacré qu’elles peuvent incarner.

1 Georges Didi-Huberman, L’Image survivante: histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 286–287.

 
Fanny Bieth est étudiante au doctorat en histoire de l’art à l’UQAM. Ses recherches interrogent, sous un angle éthique et esthétique, les rapports au monde, à l’autre et au temps soutenus par l’expérience photographique et médiatisés par la circulation des images.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Denis Farley, Aux confins du visible — Fanny Bieth ]