Diane Thorneycroft – Annie Molin Vasseur

[Printemps 1997]

Il est des petites filles ou des femmes qui ne veulent pas s’en laisser conter sur elles-mêmes, leur faudrait-il pour cela démonter toutes les légendes ! Cette exigence ontologique conduit à une plongée souvent terrifiante dans l’inconscient. Telle m’apparaît être la démarche de Diana Thorneycroft, en quête de son identité.

par Annie Molin Vasseur

Dans un texte intitulé Toucher : le moi, elle mentionne que sa recherche «consiste à explorer des questions personnelles et universelles concernant la sexualité […] en puisant dans les théories féministes ainsi que dans la psychanalyse […] pour comprendre comment le moi intérieur se construit».

Depuis 1989, elle met en scène «le moi» — pour reprendre le langage psychanalytique — sous la forme d’un corps, le sien, partiellement éclairé dans l’obscurité. Un véritable scénario fictionnel se déroule sous l’œil de l’appareil photo, où le moi s’insère dans un décor imaginaire, l’artiste se photographiant entourée, entre autres, de végétaux et de jouets ; figurations, imagine-t-on, du conditionnement naturel et social. Le faible éclairage de la scène ne permet de voir qu’un aperçu de celle-ci, suggérant la révélation partielle, l’émergence de l’inconscient.

Ce travail de Diana Thorneyecroft, de facture baroque, laisse entrevoir (plutôt que voir) une infinité de détails qui suggèrent la complexité et l’épaisseur de notre héritage mnémonique. Il s’agit d’une plongée dans l’inconscient collectif via l’inconscient individuel : une révélation psychique dont le parallèle avec la photo est très évident. L’opération fait apparaître une em­preinte à travers deux révélateurs : la lumière, qui est généralement attribuée symboliquement à l’éveil de la conscience, et l’eau, liée à la présence de l’inconscient. L’éclairage met l’accent sur les signes qui appartiennent à l’environnement dans lequel évolue l’individu, en l’occurrence le patriarcat.

Pour cette artiste, rejoindre le JE, l’être réel, avec ce que cela implique d’identité acceptée, doit d’abord passer par le refus d’un moi fabriqué, voire par la destruction de celui-ci.

Deux des productions, datées de 1992, Untitled (Centaur in the Garden) et Untitled (Mabrushka Doll), sont un théâtre de la déconstruction du réel imposé, un passage au noir : une sorte de traversée de «l’ombre1» où des personnages voilés, masqués, représentatifs des rôles familiaux, montrent leur appartenance au monde archétypal.

Un diptyque de 1993, Untitled (Twin), signale la dualité du moi. Des attributs masculins et féminins, mis en scène, confondent les genres, remettant en question les fondements du corps, sinon dans sa différence sexuelle, du moins dans les interprétations qu’on en a données et dans les rôles qui lui ont été attribués, depuis, ou après, les temps mythiques de l’indifférenciation sexuelle. Rappel évident de l’héritage de la bisexualité de la psyché.

Ces images me semblent conduire, dans Untitled (Queen Anne Chair) (1994) au constat de ce que j’appellerais une neutralité objective : une sorte de robotisation, où le bébé, la poupée, le petit moi, devient production en série, envahissant l’espace «royal» de l’être humain ou l’en éjectant. Là encore, l’ombre très présente ne permet pas de discerner le genre des poupées — jouets que l’on sait asexués —, dont certaines semblent pour­tant, dans la pénombre, avoir été dotées d’attributs sexuels. Dans ces photographies, une sorte de confusion organisée nous renvoie au chaos, à la genèse, où tout ce qui relève du conscient n’est que faiblement éclairé.

Dans d’autres clichés, certaines poupées sont barbouillées, ficelées ou voilées : c’est dire combien l’artiste les marque de signes d’aliénation qui pourraient illustrer le peu de liberté qui caractérise ces personnifications du moi. Vus comme «objets», avec la connotation sexuelle, actuelle, à laquelle ce mot renvoie, ces bébés de celluloïd ou de chiffon ont-ils perdu pour l’artiste un lien symbolique avec la vie ? En d’autres mots, renvoient-ils à une nouvelle mémoire humaine, pour qui une venue au monde correspondrait, d’abord, à une appartenance idéologique à laquelle chaque sexe devrait se soumettre?

Au moment où la science nous prouve que des naissances artificielles sont possibles, des certitudes, apparemment fondamentales, sont remises en cause. Un certain nombre de questions nous habitent, comme si les archétypes universels qui nourrissent l’esprit humain traversaient des mutations telles, que des bouleversements s’instaurent à tous les niveau de ce que Jung a appelé «la synchronicité». Notre époque, en effet, voit, dans le même temps, la perturbation de toutes les structures verticales et hiérarchiques de la société occidentale — notamment celles de l’Église, de la famille et du système patronal, qui en étaient les piliers — et l’importance nouvelle accordée aux droits de la personne, et à ceux des femmes en particulier. Simultanément, un large courant spirituel marque notre époque, valorisant l’individu par rapport aux groupes — ou l’inverse, suivant la civilisation que l’on observe.

Il semble que, dans tout ce désordre, l’être, pour émerger, doive brûler les représentations désormais étrangères au moi. Diana Thorneycroft figure la sortie du chaos à l’aide d’un passage par le feu : On the Skin of a Doll (Infant Doll on Fire) (1996). Et dans la même série, on trouve le spectaculaire bébé carbonisé, dont la photo, intitulée White Bird Doll, porte l’inscription «Seventeen X». L’oiseau, l’âme, prendrait-il (elle) son envol ?

On pourrait penser que la morale collective est remise en cause et que l’éthique personnelle triomphe avec la photo de cette série sous-titrée Baby Jesus Doll. Toutefois, l’énigme demeure, puisque le titre nous renvoie à une assomption religieuse. Entouré de fumée et sortant du noir, le bébé, non entravé et nettoyé de tout ce qui le souillait, entre dans le blanc de ce que l’on pourrait rapprocher métaphoriquement de la purification de la connaissance. Incontestablement, vu la position des membres du baigneur, le JE naît d’une pulsion en avant qui pourrait caractériser l’union de la clarté de pensée et de l’action. La poupée a un énigmatique sourire de Bouddha, et une large tache de lumière éclaire son thorax. Les signes incitent à lire une naissance, une ouverture à une conscience d’être. Mais qu’en est-il de la persistance de la représentation de la poupée ? L’interrogation est posée, puisqu’un bébé réel apparaît dans cette même série. Celui-ci subit-il l’épreuve du feu dans la destruction du moi ou en émerge-t-il ?

1 Concept du psychologue Carl Jung : partie obscure de la personnalité reliée aux puissances archétypales.

Diana Thorneycroft vit à Winnipeg, où elle est professeure à l’École d’art de l’université du Manitoba. En 1991, elle s’est fait connaître par sa première exposition solo, Touching the Self, qui a été présentée dans de nombreuses galeries à travers le Canada. Depuis, elle expose régulièrement au Canada et en Europe. Diana Thorneycrof t est représentée par la Leo Kamen Gallery de Toronto.

Cofondatrice de la revue Etc Montréal et de l’Association des galeries d’art contemporain de Montréal, Annie Molin Vasseur était directrice de la Galerie Aube 3995. Auteure, elle vient de publier un recueil de poésie, L’été, parfois, aux éditions Bonfort, ainsi que son premier roman, intitulé Zéro un, aux éditions de l’Hexagone.