Erres – Guy Sioui Durand

[Printemps 2000]


par Guy Siou Durand

Le mot erre(s) désigne une allure, une manière d’avancer mais aussi des traces. Or c’est connu, les artistes de la photographie ne cessent de voyager. Ils parcourent de vastes superficies peu fréquentées ou déambulent dans les villes.

Les artistes, les photographes en particulier, réinventent les paysages. L’innovation créatrice de certains photographes nomades émerge de leur mouvance in situ dans la nature ou dans la ville. Quelque part, l’œil artistique de ces nouveaux « coureur des bois » et d’ « Indien en ville » se retrouve dans une même horizontalité, comme mouvement dans l’espace.

C’est dans cette perspective que Civilisation, du Québécois Ivan Binet, et Frise de la cité glaciale, de l’Iroquois (Onondaga) Jeffrey Thomas, (re)définissent certains paysages urbains par une horizontalité singulière des regards. Le premier obéit à une erre en périphérie, de plus en plus contaminée par l’industrialisation/urbanisation envahissante. Le second flâne dans la cité, sa caméra débusquant dans les monuments publics les traces de l’Iroquoisie comme territoire vivace.

Civilisation: le photographe coureur des bois
Le travail photographique récent d’Ivan Binet étire à l’horizontale des images de paysages urbains. Il façonne ainsi une «déterritorialisation » des limites de la perception en renouvelant, par infographie, les pratiques de photomontage. La lecture formelle du territoire, l’effet de lumière enveloppant et la construction de cyberpaysages rendent compte de ses réels déplacements.

Dans son Répertoire d’horizons, l’osmose visuelle avec le fleuve, les rivières ou le relief des montagnes et forêts transpose en paysages la succession de ses expéditions. Ses plans photographiques ne relèvent ni de la cartographie ni du bucolique, que ses sites soient autour de la ville de Québec, au Mont Saint-Anne, dans Charlevoix ou sur la Côte-Nord. Il s’agit de quelque chose d’autre. Un instant, le doute s’installe. C’est à cette jonction, certainement, que se manifestent cet instinct animal, cette intuition de l’aventurier et cette sensibilité du « missionnaire » de l’image, qui animaient jadis tous ces photographes en mission photographique dans les vastes territoires américains. Alors, des « désordres de civilisation », des mouvances de saisons, de températures et de lumières refont surface dans les cyberpaysages.

Ses plans photographiques sont construits par alignements horizontaux de 5 à 7 bandes qui s’étendent sur près de douze pieds. Ils provoquent un impressionnant effet d’enveloppement du lieu. Jadis, le coureur des bois revenait estomaqué des paysages époustouflants qu’il croyait avoir découvert ; ici, un sentiment d’étrangeté se dégage constamment de l’alignement des horizons photographiés. Cela n’a rien d’un hasard. L’essentiel de ses images demeure pure invention. Par le biais de l’infographie, l’artiste tente en images de se remémorer le fil de ses trajets, sachant fort bien que le cerveau n’en a retenu que quelques bribes, que la pensée recompose le réel en amalgamant souvent des lieux et moments distincts. Dès lors, le Répertoire d’horizons étale des quasi-vérités. Le regardeur croit reconnaître, s’imagine avoir déjà vu ces paysages familiers. Pourtant ils n’existent que façonnés (les bandes exigent jusqu’à vingt-cinq prises de vues). D’où l’effet insaisissable des étendues.

Qui plus est, l’effet poétique et intrigant de telles constructions s’enrichit de la mémoire des lieux. C’est le cas de Civilisation. Binet y étale l’arrière-pays de la « nordicité » québécoise que l’urbanisation envahit. On reconnaît la scierie, l’usine, le port, la cathédrale, l’école, les voitures et les maisons à l’abandon d’un mythe américain du progrès qui a ses marges, ses résidus, ses institutions. Sur une trame horizontale on perçoit dans une belle lumière matinale, le paysage endormi du vaste terrain de camping entourant l’imposante basilique de Sainte-Anne de Beaupré. Côte à côte, le campeur motorisé, la tente roulotte, la tente sportive et la tente de toile des prospecteurs adoptée par les Innus, superposent tous les voyages et toutes les couches de civilisations : du touriste religieux à l’aventurier sportif, du retraité au vacancier, du fortuné à l’ouvrier, et l’Amérindien. Sentiment de calme dû à la luminosité, étrangeté de l’observation provoquée par la « réalifiction » numérique du paysage concourant à la saisie du métissage des cultures et de temporalités plurielles. Ensemble ils déconstruisent le paradigme bucolique. Tous nomades et pourtant si urbains.

Frise de la cité glaciale: l’œil iroquois dans la ville
À sa manière, la revisite des wampums d’autrefois, accomplie par Jeffrey Thomas dans ses parcours photographiques actuels dans les villes, ravive l’Iroquoisie. Aujourd’hui, les paysages de grandes villes comme Toronto, Ottawa, Buffalo ou Montréal recouvrent cette territorialité iroquoise. Pourtant une « Américité » précède l’Américanité québécoise, canadienne et étasuniennes.

Iroquois de la Nation Onondaga qui a grandi en ville, Jeffrey Thomas a entrepris, à travers Mémoire en Mosaïque (Memory Landscape), de reconstruire en paysages urbains sa propre recherche d’identité et d’appartenance qu’il entend conserver et transmettre aux siens. L’artiste introduit une critique visuelle de l’inexactitude de la Mémoire historique que sont les places publiques et leurs monuments. L’œil iroquois y scrute les rares sculptures qui font référence aux Amérindiens. Parce que « les Indiens n’y constituent que des éléments visuels, et des attractions », le photographe entreprend, dans la Frise de la cité glaciale, de retrouver leur signification cachée.

En se référant au wampum comme forme structurant l’organisation de la présentation photographique de Frise de la cité glaciale, Jeffrey Thomas réalise une adéquation contenant/contenu/contexte qui renouvelle la dimension symbolique et artistique de cet important artefact iroquois. Il participe à la réhabilitation de l’art rituel et de l’art traditionnel amérindien qui furent soit interdits (Potlach), soit banalisés comme artisanat commercial. De plus, il donne à imaginer la géo­politique urbaine de l’Iroquoisie, malgré le peu d’art public qui en rappelle l’existence.

L’installation Frise de la cité glaciale aligne sept photographies aux références géographiques, historiques et personnelles. Au fil de ses trajets, Thomas a photographié dans les villes où vivaient autrefois la Ligue des Cinq Nations les monuments faisant référence à l’Amérindianité. Lui aussi (re)compose à l’horizontale son territoire d’appartenance, en superposant différentes strates de signification :

  • La première a une connotation historique vis-à-vis les cinq Nations fondatrices et la position diplomatique qu’ils occupaient dans la Maison Longue, structure symbolique du rassemblement des Iroquoïens (les Sénécas, Gardiens de la Porte de l’Ouest ; les Cayugas ; les Onondagas, Gardiens du Feu de Conseil de la Ligue (Parlement) ; les Oneidas ; et les Mohawks, Gardiens de la Porte de l’Est).
  • La deuxième est territoriale. Que reste-il de l’Iroquoisie dans les cités qui ont pris leur place ? «bL’œil amérindienb» débusque : (1) le monument Red Jacket, à Buffalo (Sénécas) ; (2) L’indien de la Justice, à Ottawa (Cayugas) ; (3) Iroquois aux aguets, de la Place d’armes à Montréal (Onondagas) ; (4) la fresque des Deux Indiens, sur une devanture de la banque de Montréal à Ottawa (Oneidas) ; (5) le monument de Joseph Brant, à Brantford (Mohawks).
  • La troisième, dite « d’icônes personnelles », permet à Jeffrey Thomas de se glisser dans le wampum. Il place à l’Ouest (Buffalo Creek) son autoportrait. En face, à l’Est, s’ajoute la photographie de la peinture de Tee Yee Neen Ho Ga Row, Grand chef des Six Nations. En apparence banal, cet ajout est un maillon crucial qui s’inscrit dans l’émergence en cours d’une autohistoire autochtone de l’art.

Frise de la cité glaciale participe à la nouvelle muséologie et surtout des nouvelles pratiques créatrices qui ont fait resurgir l’art rituel en art performance, installations et art multimédia. En diffusant son travail dans le cyberespace, l’artiste ajoute au territoire de l’Iroquoisie et aux paysages recomposés le nouvel espace médiatique de la diffusion et de l’interactivité.

Vers une horizontalité commune
C’est ici que les erres du coureur des bois postmoderne et de l’Indien dans la ville font converger leurs horizons d’une même utopie dont l’art le plus expérimental s’accommode fort bien.

1 Répertoire d’horizons, Galerie des Arts Visuels de l’Université Laval, janvier-février 2000.

2 « Le mot n’existe pas, bien sûr. En combinant réalité et fiction, ce néologisme tente de traduire conceptuellement ce que fabriquent visuellement en cette fin de millénaire les artistes de la photographie. » Guy Sioui Durand, dans Trois fois 3 paysages, Galerie Vu, Québec, 1999, p. 41.

3 Les wampums sont des colliers et ceintures de coquillages. Véritables œuvres d’art visuel, les wampums fusionnent les rapports entre l’art et la vie collective de manière totale parce qu’ils sont à la fois des médiums d’échange et des substrats de la mémoire qui supportent l’oralité comme mode solennel de communication. Ils assurent la transmission de l’histoire. Les caractéristiques matérielles du wampum – couleurs, agencements, formes, longueurs – symbolisent son contenu. Lire à ce sujet Jean-Pierre Sawaya, La Fédération des Sept Feux de la vallée du Saint-Laurent. XVII-XIXe siècle, Septentrion, 1998.

4 Georges E. Sioui Wendayette, « 1992, la découverte de l’Américité », dans le catalogue Indigena. Perspectives autochtones contemporaines. Réalisé sous la direction de Gerald McMaster et Lee-Ann Martin, Hull, Musée canadien des civilisations, 1992, p. 59-70.

5 Site web : http://www.3sympatico.ca/onondaga11.

6 À la croisée des chemins. Le perlage dans la vie des iroquois, Musée McCord de Montréal, 1999.

7 Gerald McMaster, « Towards an Aboriginal Art History », W. Jackson Rushing III, Native American Art in the Twentieth Century, (Routledge, 1999).

8 Jeffrey Thomas est commissaire de l’exposition Jaillir de l’ombre. Perspectives photographiques des Premiers Peuples (1999-2000), Musée canadien des civilisations, Hull.

Originaire de Wendake le Village-des-Hurons, Guy Sioui Durand est sociologue critique de l’art. L’aventure des réseaux d’art et la résurgence de l’imaginaire amérindien alimentent ses réflexions. Son essai L’art comme alternative. Réseaux et pratiques d’art parallèle au Québec, 1976-1996 (Les Éditions Intervention, Québec 1997) a été salué par la critique comme un ouvrage de référence