Emanuel Licha, Pourquoi photogénique ? – Virginie Doré Lemonde

[Automne 2010]


Emmanuel Licha
Pourquoi photogénique ?
Galerie SBC, Montréal
Du 1er mai au 19 juin 2010

Le point d’interrogation dans le titre de l’exposition d’Emanuel Licha est à la base d’un questionnement éthique important : pour quelles raisons devrait-on transformer la guerre et les affreux événements qui s’y déroulent en divertissement? Est-ce pour la rendre plus légitime? Moins atroce? Aux yeux de qui? Des soldats ou des spectateurs en général? Pourquoi sommes-nous si attirés par ces images de destruction que l’on voit quotidiennement aux nouvelles?

S’interrogeant depuis plusieurs années sur le regard fasciné que l’être humain porte sur la violence, Licha tente, dans cette exposition, de déconstruire la vision que nous nous faisons de la guerre en nous mettant face au simulacre d’une réalité que nous ne connaissons pas; celle de la vie à Bagdad. Il y est question de Fort Irwin, une installation construite dans le désert du Mojave, en Californie, qui reconstitue ce qu’est la vie à Bagdad pour les soldats.

D’abord par un bulletin de nouvelles, nous prenons conscience de l’immensité de ce site. Puis, une installation nommée Mirages, rappelant un écran de cinéma, présente l’installation par l’entremise de ses « artisans ». En effet, dans une sorte de « making of », les maquilleurs, figurants, éclairagistes, artistes pyrotechniques et acteurs racontent leur expérience, soulignant tous qu’ils ont l’impression de faire du cinéma. À droite de cet écran, d’autres images nous montrent une visite guidée d’un studio de cinéma…

Ce camp d’entraînement a prétendument été construit pour instruire les soldats, mais il semble évident que l’on tente d’élaborer, pour les Américains, un scénario qu’ils doivent prendre pour la réalité. En effet, on tente d’attirer les journalistes, on les installe dans un hôtel d’où la vue est très contrôlée, comme si nous voyions la vie à travers un écran de cinéma. À travers cet écran, nous avons accès à des images extrêmement cinématographiques, où les explosions et les cris font partie de la « réalité ».

Difficile ici de ne pas penser aux concepts de simulacre et d’hyperréalité élaborés par Jean Baudrillard. L’hyperréalité, pour Baudrillard, provient d’un courant artistique qui s’est développé dans les années 1960, l’hyperréalisme, qui se définissait par le rendu pictural le plus photographique possible de ce qui est représenté. Pour expliquer l’hyperréalité, dans son livre Amérique, il souligne que l’histoire américaine s’est écrite à travers le cinéma, qui s’est attardé aux grands enjeux sociopolitiques. Par exemple, il soutient que tout ce qui est visible aux États-Unis peut être rapporté à une image cinématographique, que ce soit dans les villes, les campagnes, le désert. Dans le cas qui nous occupe, il semble que Fort Irwin soit une représentation de cet état de fait, doublée d’une saisissante prise de conscience de l’époque à laquelle nous vivons. Car en regardant ces images, nous réalisons que l’image que nous nous faisons de l’Irak provient uniquement de ce que les Américains nous ont montré à la télévision et au cinéma.

Enfin, la dernière pièce de l’exposition est composée de quatre photographies panoramiques qui superposent trois représentations de Bagdad. La distinction entre les différents niveaux de réalité est de plus en plus difficile à faire, la frontière entre réalité et fiction disparaissant peu à peu. Nous assistons ici à la disparition du réel pour le virtuel, à la disparition des repères. Selon Baudrillard, il est très dangereux de tenter, par l’image, de créer une uniformisation de l’imagination car ainsi, il se peut que l’imaginaire collectif prenne le pas sur l’individu. À ce moment, qui prendra la parole pour contester?

Enfin, pour les amateurs de cinéma, deux films sont particulièrement pertinents par rapport à ce sujet et suivent la même démarche que Licha quant au questionnement critique que nous avons ou non face à ce que nous croyons être la réalité. D’abord, Punishment Park, de Peter Watkins, où sous la forme d’un faux reportage (Watkins est l’un des premiers à avoir fait ce que nous appelons aujourd’hui des docu-fictions) nous suivons un reporter de la BBC envoyé aux États-Unis. Ce dernier est témoin de brutalité policière contre des jeunes déserteurs ou marginaux lors de la guerre du Viêtnam. Ici, le journaliste n’a d’autre choix que de se mêler à l’action, ne pouvant, au même titre que le spectateur, rester de glace devant tant d’injustice et d’atrocités. Cela nous démontre bien que près de quarante ans plus tard, les méthodes ont peut-être changé, mais que la manipulation de l’opinion publique reste pratique courante. Dans un même ordre d’idées, il est intéressant de souligner la pertinence du film Wag the Dog de Barry Levinson, dans lequel un producteur hollywoodien crée une guerre de toutes pièces pour détourner l’attention du peuple des frasques du président.

Enfin, il semble que nous nous trouvions dans une époque où la réalité a toutes les chances de dépasser la fiction. Sauf que la réalité dont il est question dans l’exposition Pourquoi photogénique? est biaisée, car le regard posé sur la guerre est celui d’un Occidental. Il est maintenant possible d’avoir une idée hollywoodienne de la guerre, tout en restant à l’abri des bombes et en ayant accès à des images contrôlées qui choqueront, mais pas trop, nos âmes encore sensibles.

Virginie Doré Lemonde a une maîtrise en Études cinématographiques portant sur la représentation de l’artiste moderne au cinéma. Au printemps 2009, elle a participé à l’organisation du festival de films de La Rochelle. Elle collabore aux revues ETC et Ciel variable.

 
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