Thomas Kneubühler, Under Currents – Pierre Dessureault, Courants

[Automne 2012]

Under Currents de Thomas Kneubühler est un parcours à travers les grandes centrales hydroélectriques de la Baie James et le réseau complexe d’échanges entre le Nord et le Sud qu’instaure leur établissement. Ce qui frappe d’abord dans ce tout cohérent, c’est la rigueur de l’organisation des divers éléments dans une suite d’ensembles pour constituer un parcours balisé qui se construit petit à petit, par couches successives, dans lequel chacune des composantes soigneusement défi nie et délimitée ouvre de nouvelles perspectives et ajoute une couche de sens au discours pluriel mis en œuvre. Car le Nord ne se laisse pas facilement saisir et enfermer en quelques formules figées. Ainsi, depuis les années 1960, grâce aux études sur la nordicité du professeur Louis-Edmond Hamelin, on est passé « des notions d’arctique thermique, de boréal végétal, de whiteness, d’aires de chasse au concept d’une région polyfactorielle, site de cultures autochtones, d’hinterland économique et de tensions politiques. » Le parcours débute par une vue nocturne d’une centrale électrique brillant de tous ses feux présentée dans un caisson lumineux, image qui rappelle tant par son thème que par son rendu Electric Mountains, la série précédente de Kneubühler qui s’attachait aux tracés lumineux qui sillonnent les versants des pentes de ski. Dans les deux cas, le sujet est la nature porteuse des marques qu’y impriment les activités humaines. Dans le premier cas, les loisirs. Dans le deuxième, l’exploitation des ressources. La luminosité particulière qui se dégage de l’image vue en transparence plutôt qu’en lumière réfléchie ajoute à la séduction. Cette vue est celle de la Station Brisay, érigée sur la rivière La Grande, au bout de la route Transtaïga. Cette vision mythique d’un territoire situé à l’extrémité du monde à découvrir, à explorer et à exploiter reste profondément ancrée dans nos conceptions de Sudistes. Ces images évoquent encore pour beaucoup de Québécois qui se rendent en touristes à la Baie James, le but ultime d’un périple à travers des contrées neuves marquées par les grands projets collectifs. Le bout de la route : la fin et le commencement qui se rejoignent.

par Pierre Dessureault

Suivent deux groupes d’épreuves couleur qui posent des repères dans l’espace nordique. Le premier présente trois vues de relais dans la ligne de transmission hydroélectrique qui va de Radisson à Boston, trajet qui prend sa source au Nord, réservoir inépuisable d’énergie, et descend vers le Sud dépendant de celle-ci. La rigueur du parcours se double ici de l’exactitude avec laquelle Kneubühler structure ses images de paysages travaillés par l’industrialisation et le dé­veloppement. Chacune d’elles superpose le naturel et le construit dans un espace pictural aplati où se confondent la taïga et les pylônes électriques. Les cadrages serrés et l’angle de vision à hauteur d’œil se démarquent des compterendus héroïques et triomphants des grands travaux de la Baie James produits par une vision officielle propagandiste. Non pas que Kneubühler prenne parti ou prétende à la vérité : son seul parti pris est celui de la description et de la justesse du constat.

Si les images de centrales décrivent l’imbrication des structures construites dans le milieu naturel, le groupe de six images intitulé Nomadic Settlements montre la difficile cohabitation des cultures du Nord et du Sud. Celles-ci présentent des bâtiments qui vont des logements temporaires destinés aux tra-vailleurs venus du Sud à l’habitat traditionnel des autochtones en passant par la pourvoirie destinée aux riches pêcheurs et chasseurs en mal de loisirs. Toutes ces formes d’habitation ont en commun la fonctionnalité immédiate et marquent un territoire configuré non seulement par le milieu naturel et la nécessité mais aussi par des pratiques qui relèvent de la culture, de la politique, de l’économie, de la technologie et de l’histoire. À cet égard, chacune des images de l’ensemble mêle des éléments d’architecture autochtone à des structures bâties importées du Sud et transplantées dans l’habitat nordique. Kneubühler ne s’attache pas à faire ressortir la spé-cificité des lieux ou à souligner un groupe de particularités qui en fonderaient l’unicité et une identité immédiatement perceptible et intelligible. La frontalité affichée, la précision clinique, l’absence d’effets esthétiques et la netteté du rendu des images aboutissent à une mise à plat du lieu qui devient un espace générique où se jouent des formes héritées de la fonctionnalité pure et où se retrouvent des aménagements qui ne sont pas particuliers à une culture données. Un non-lieu où l’ici et l’ailleurs, le partout et le nulle part perdent leur sens. Un non-lieu où les frontières entre l’universel et le particulier sont effacées.

Deux conceptions de l’occupation du territoire se côtoient et souvent s’affrontent dans le Nord québécois : celle de l’autochtone qui constitue la seule population stable qui habite et utilise les ressources de la terre avec laquelle il a tissé des liens particuliers selon les saisons et ses besoins, celle du Sudiste qui occupe le territoire et l’exploite avec, pour seul guide, la rentabilité immédiate et le profit. À cet égard, la présentation de La Convention de la Baie James et du Nord québécois ouvre de nouvelles perspectives. Ce volumineux document législatif, fruit de négociations entre le Gouvernement du Québec et les populations autochtones du Nord, établit des paramètres concrets au développement des ressources naturelles et concède des droits territoriaux aux premiers habitants. Cette notion de territorialité est capitale : « Territorialité devient plus que “terre”, met en relation des hommes dans un espace identifié, par l’intermédiaire des liens du passé, des émotions, des intérêts économiques et des besoins en sécurité politique, donc de la culture. La territorialité fait qu’une aire cesse d’être uniquement physique.2 » De la même façon que le document de nature légale encadre et contextualise les photographies qui l’entourent en leur donnant une épaisseur historique, son actualité est soulignée par des images d’une des centrales relayées en direct par une webcam. Cette suite ininterrompue de vues prises dans l’instant brise la fixité historique en installant une temporalité fluide qui s’écoule imperceptiblement au fil des heures, des jours et des conditions climatiques.

La vidéo Currents constitue en quelque sorte la clef de voûte de tout l’ensemble en reprenant sur un mode poétique les grands thèmes esquissés dans les images fixes et les documents présentés. Sorte de road movie qui s’ouvre sur un plan fixe d’une voiture d’Hydro-Québec immobilisée le long de la route Transtaïga et qui se termine à la centrale Brisay, la vidéo est constituée d’une série de courtes séquences ponctuées de noirs et d’intertitres où se succèdent des plans de caribous sur la route, de remorques assurant le transport des marchandises du Sud vers le Nord, d’installations destinées aux travailleurs venus du Sud et fina­lement d’habitations d’autochtones, comme autant de chapitres qu’unissent les notions de nomadisme et de parcours migratoire. L’instinct et la quête de pâturages garants de nourriture abondante guident le caribou sur les grandes routes mi­gra­toires qui le mèneront du nord au sud à l’automne et du sud au nord au printemps. Ces grandes migrations saisonnières sont déjà perturbées par la constructions des voies de circulation nécessaires au développement hydroélectrique qui viennent non seulement modifier irrémédiablement le paysage et la topographie des lieux mais aussi ériger des obstacles sur le parcours ancestral des animaux dont la survie dépend entièrement des ressources du milieu naturel.

Pour leur part, les gens venus du sud érigent des établissements imitant ceux qu’ils ont connu chez eux afin d’assurer le bien-être de ces nouveaux nomades que sont les travailleurs qui migrent du sud vers le nord avec, pour seul horizon, l’argent et le développement rarement durable comme en témoignent les villes autrefois prospères que furent Gagnon et Schefferville au Nouveau-Québec, qui connurent leurs heures de gloire et de prospérité pendant quel­ques décennies entre les années 1950 et 1980. Entièrement tributaires de l’exploitation des mines de fer, Schefferville fut à toutes fins utiles désertée lorsque l’Iron Ore of Canada cessa ses activités en 1982. Il n’y restait que 231 habitants au recensement de 2011. La ville de Gagnon, elle, fut rasée à la fermeture de la mine exploitée par la Québec Cartier Mining en 1985. Ces villes utopiques structurées comme autant de microcosmes calqués sur les valeurs du Sud censées répondre aux besoins humains font l’impasse sur celui, fondamental, de l’enracinement dans une culture autre que matérielle pour devenir simples lieux de transition. Ne restent après leur désertion que ruines qui marqueront de manière durable le milieu naturel.

La séquence introduite par le mot Relocated est constituée de l’image fixe d’un chasseur autochtone tenant un animal mort et d’un panoramique filmé de la voiture en marche sur des habitations où sont logés les autochtones déplacés par les grands chantiers. La bande sonore en contrepoint des images est celle d’une conversation avec une femme qui dit : « y avait pas de village avant. Les autochtones étaient des nomades. » Au mode traditionnel de vie des Amérindiens se sont substituées des maisons transplantées du Sud dans un no man’s land duquel toute trace du milieu naturel nourricier a été effacée. Cette reprise, sur un autre registre, des images de Nomadic Settlements, montre que « le Nord amérindien, c’est maintenant un écoumène mental, d’où peut-être sa pauvreté économique face à des sociétés où l’abondance semble représenter un objectif de meilleur ordre. Entre le Nord des grands capitalistes et le Nord amérindien, la différence n’est pas que dans le volume d’argent ; il est surtout rendu par une dénivellation au sein des priorités elles-mêmes.3 »

Si les travailleurs venus du Sud ne sont que de passage dans le Nord et retourneront à plus ou moins brève échéance chez eux, laissant derrière eux des villes fantômes, les autochtones sédentarisés, coupés de leurs valeurs ancestrales et du sentiment d’appartenance qui s’y rattache, paient le lourd tribut de l’accul­turation. L’exploitation des ressources et l’aménagement du territoire ne sont, pour eux, aucunement garants de progrès social. Leur mode de vie ancestral est réduit à un ensemble de formes vidées de leur substance et relégué dans une sorte de no man’s land où toutes les cultures se valent et où les différences fondatrices d’identités disparaissent de­vant les impératifs économiques qui font désormais figure de pivot de la vie collective. L’autre se dissout dans le même.

La séquence intitulée Flow Control sert en quelque sorte de conclusion et de coda à tout l’ensemble. Celle-ci s’ouvre sur une carte montrant l’emplacement des barrages sur les multiples voies d’eau qui sillonnent le Nord et le tracé des lignes de transmission qui mènent le courant électrique vers le Sud. Suit un lent travelling avant sur la fin de la route qui s’arrête à la grille interdisant l’entrée de la centrale Brisay devant laquelle un agent de sécurité en uniforme monte la garde. Le dernier plan est un panoramique latéral qui montre lentement les installations de la centrale et le réservoir qui s’étend à ses pieds. La bande sonore, composée pour la majeure partie par le bruit de l’eau qui coule et qui lentement se transforme en grésil-lement caractéristique des lignes à haute tension, ac­quiert ici sa pleine charge symbolique évoquée par le titre de la vidéo : courant de l’eau, courant électrique, cours des migrations animales et humaines qui traînent dans leur sillage leur lot de contradictions.

1 Louis-Edmond Hamelin, Le Nord canadien et ses référents conceptuels, Secrétariat d’État du Canada, Direction des études canadiennes, Ottawa, 1988, page 19.
2 Louis-Edmond Hamelin, Échos des pays froids, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1996, page 269.
3 Louis-Edmond Hamelin, Nordicité canadienne, Montréal, Éditions Hurtubise hmh, 1980, pages 287-288.

Né à Solothurn, en Suisse, Thomas Kneubühler vit au Canada depuis 2000. Il a obtenu en 2003 une maîtrise en arts plastiques de l’Université Concordia, à Montréal. Son travail se penche souvent sur des questions de société et sur la façon dont la technologie affecte nos vies. Ses œuvres ont été exposées à de nombreuses reprises en Europe et en Amérique du Nord, aussi bien dans des sites externes que dans des galeries et musées. Son projet Under Currents faisait partie de la Triennale de Québec en 2011, et il a été récompensé au Swiss Art Awards de Bâle en 2012. Thomas Kneubühler est représenté par la galerie Patrick Mikhail. www.thomaskneubuhler.com

Pierre Dessureault est historien de la photographie et commissaire indépendant. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues et d’articles sur la photographie actuelle. Il a dirigé l’ouvrage Nordicité publié en 2010 aux Éditions J’ai VU et regroupant un ensemble de photographies d’artistes québécois, canadiens et d’Europe du Nord et d’essais de spécialistes de l’histoire de l’art et des sciences humaines.

 
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