Paul Vanouse, Suspect Inversion Center – Marianne Cloutier, L’imaginaire de la forensique

[Hiver 2013]

L’artiste américain Paul Vanouse, connu notamment pour sa collaboration avec le collectif Critical Art Ensemble, met en oeuvre, depuis le début des années 1990, une pratique du détournement. Il s’approprie techniques, outils, matériaux et savoirs propres aux technosciences pour mieux en interroger les enjeux. Ses plus récentes productions, Relative Velocity Inscription Device (2002), Latent Figure Protocol (2007-2010) et Ocular Revision (2010),1 sont issues d’une série de recherches et d’expérimentations en génétique. Elles remettent en question les discours et les représentations de l’ADN, notamment par rapport à l’éthique de la propriété intellectuelle ou à celle de l’eugénisme. Son plus récent projet, l’installation-performance Suspect Inversion Center (SIC) présentée en 2011 à l’Ernst Schering Foundation de Berlin, poursuit cette investigation et l’ancre spécifiquement dans l’imaginaire de l’enquête médico-légale.

SIC transforme le lieu d’exposition en un laboratoire opérationnel, où Vanouse et son assistante, Kerry Sheehan, effectuent diverses manipulations permettant de reproduire des « artefacts ADN historiquement importants2 ». Allant au-delà de la simple mise en scène mimant la science, l’artiste – figure d’érudition – aura préalablement assimilé savoirs et techniques nécessaires à une mise en oeuvre effective des procédés de la génomique. La transposition d’un univers dans un autre, acte subversif en soi, opère le passage de la science vers le monde de l’art et ouvre le lieu clos du laboratoire au public. L’artiste, qui se fait médiateur, revendique une plus grande transparence de la science tout en amenant le public à acquérir une conscience, une pensée critique face à ce qui lui est « donné à voir ».

par Marianne Cloutier

Ces artefacts – que Vanouse tente de reproduire au moyen de son propre ADN et sous l’œil curieux des spectateurs – , ce sont les images des profils ADN utilisées comme pièces à conviction lors du célèbre procès d’O. J. Simpson3. Cette affaire, probablement la plus médiatisée de l’histoire, présenta un nombre impressionnant de preuves ADN contre l’accusé. Le jury décida néanmoins d’en rejeter la valeur probatoire. En effet, un doute fut soulevé en raison d’accusations de racisme envers les enquêteurs : les preuves auraient peut-être été trafiquées. Pour Vanouse, ce procès des années 1990 marque avant tout un tournant dans la conception de l’ADN dans l’imaginaire collectif : il s’agit du moment où un public profane assiste pour la première fois, au sein de la sphère sociale, au dévoilement du pouvoir potentiel, à l’omnipotence de l’ADN4. Le jargon scientifique qui sera utilisé par les intervenants lors du procès, combiné à l’aura hautement mélodramatique, ne donnera cependant pas l’occasion au public de comprendre véritablement le fonctionnement des techniques scientifiques employées.

Hautement didactique, Suspect Inversion Center offre donc au visiteur la possibilité de voir in situ et de comprendre dans les détails la création d’« empreintes génétiques ». Au fil des semaines, le motif à bandes, caractéristique de l’électrophorèse5, apparaît peu à peu. Ce simulacre des images de départ – issues des profils génétiques de Simpson et de ses victimes alléguées – sera toujours bricolé, cons­truit par Vanouse au moyen de ses propres données biologiques6. Pour lui, ce n’est pas tant le résultat final que le processus et les questionnements soulevés par cet acte performatif qui importent : « (…) chaque fois qu’une bande ADN n’apparaît pas là où nous l’attendions, ou qu’une bande “fantôme’’ est gênante, nous aurons à évaluer ce qui consiste en une déviation “acceptable’’ d’une preuve expérimentale et convenir d’une manière permettant de surpasser cet obstacle apparent.7 » La potentielle malléabilité de la preuve d’ordre génétique dans la forensique sera également interrogée par plusieurs documents textuels. Disposés dans l’espace d’exposition, ils seront mis à la disposition du public, lui permettant de pousser plus loin ses connaissances et de développer, par d’autres points de vue, son sens critique.

SIC transforme le lieu d’exposition en un laboratoire opérationnel, où Vanouse et son assistante effectuent diverses manipulations permettant de reproduire des « artefacts ADN historiquement importants ».

En exposant le processus de reconstruction d’images mis en œuvre dans ce laboratoire public, Vanouse souhaite remettre en cause l’usage du terme « empreinte génétique » (genetic fingerprint), couramment utilisé pour désigner ce type de profilage dans le cadre d’enquêtes médico-légales. En effet, le terme « empreinte » véhicule l’idée d’un contact, d’un lien direct à la source. En langue anglaise, la métaphore est d’autant plus symbolique qu’elle renvoie à l’empreinte digitale, laquelle fait à la fois appel à l’unicité et à l’individualité. L’empreinte digitale ne relève pas de la probabilité, mais de la certitude, rappel insistant de la physicalité8. Le terme évoque d’emblée la trace laissée sur la scène d’un crime, l’enquête criminelle, mais aussi la vérité qu’il permettra de révéler9. Si la méthode du profilage génétique est un moyen d’identification doté « d’une fiabilité raisonnable, sur le plan statistique, mais qui n’est pas infaillible10 », la comparaison avec l’empreinte digitale est là pour suggérer la même unicité. Son utilisation en forensique vient ainsi certifier qu’un corps spécifique fut à un endroit spécifique, ou en contact avec un objet bien précis. Dans le cadre légal, affirmer la probabilité du profilage génétique plutôt que la certitude qu’évoque l’empreinte reviendrait à affirmer la loi par la probabilité11. Vanouse démontre peut-être une brèche au statut de preuve irréfutable que l’on tente d’accorder à l’ADN au sein du système judiciaire. Que son usage soit purement scientifique ou qu’elle soit appropriée ou détournée à d’autres fins, cette technique n’équivaut jamais à associer le matériau biologique ou l’ADN à un individu ; elle permet seulement de faire apparaître certaines probabilités de correspondances. Mais ce que les techniques de la forensique vendent, c’est le pouvoir de « lire ce qui est caché à partir de ce qui est invisible.12 » La vérité et l’identité du coupable seront rendues visibles par une interprétation appropriée des traces. La preuve rendue visible par l’image, comme si l’image était égale à un fait.

Le titre de l’œuvre, SIC – anagramme de la populaire série télévisée csi (Crime Scene Investigation) –, fait référence aux récits forensiques qui pullulent sur les grandes chaînes et participent eux aussi de cette mythologie de « l’empreinte génétique » en véhiculant des conceptions erronées des procédés scientifiques. Contrairement aux récits d’enquête traditionnels où l’on tentait de reconstruire le puzzle d’une histoire morcelée qui mènerait à découvrir le suspect, les narrations à saveur scientifique reprennent cette idée de révéler le lien physique entre l’action, le geste posé et le coupable13, de lier les évidences à sa source, de trouver le profil correspondant. Le laboratoire permet de transformer le « mystère » en « science », l’ADN recréant la contiguïté avec le responsable au crime. Cette conception est également liée aux représentations de l’ADN dans l’imaginaire collectif : la molécule y est dépeinte soit comme la synecdoque de l’identité humaine ou comme un simple code à déchiffrer pour révéler l’essence d’un individu.

Ces récits scientifiques populaires n’exposent évidemment pas le processus entier d’extraction de l’ADN ou de l’électrophorèse. Par la modification de la temporalité, couplée à l’efficacité de l’informatique, l’identification sera réduite à la coordination des diverses technologies et semblera aussi magique qu’instantanée. Une question sera posée à l’ordinateur et sans temps de traitement ou d’analyse des données, une réponse sera obtenue14. La pseudoscience présentée dans ces récits est, selon Judith Roof, à la fois rassurante et séduisante pour le spectateur. Faisant fi de toute incertitude, cette maîtrise de l’ADN donne à la fois l’illusion d’un savoir sans lacune et d’une science qui offre enfin des réponses aux questions relatives à l’identité humaine. Et comme dans ses fictions, la forensique cherche à masquer les erreurs ou les insuffisances de ses techniques, préférant largement l’illusion d’un processus fluide et sans faille. Pour être utilisées dans un cadre législatif comme preuve incontestable, mieux vaut un public qui croit en la toute-puissance de ces technologies15.

Suspect Inversion Center se présente donc comme l’inversion des stratégies déployées par les fictions technologiques des récits forensiques. SIC crée « scepticisme et démystification totale16 » : l’œuvre expose la création de l’imagerie ADN dans la sphère publique, lie l’image à son procédé, expose la durée réelle de ces procédures scientifiques et donne accès à tous les aspects du travail de laboratoire, dont les documents intermédiaires ayant servi à l’une ou l’autre des étapes de recherche. L’œuvre invite à prendre conscience de l’interinfluence et de la porosité de la sphère culturelle, de l’imaginaire, des sciences et des technologies. Pour Vanouse, la transparence sera finalement la voie possible menant le spectateur vers une pensée véritablement critique.

1 Pour une description détaillée de ces œuvres et des autres productions de l’artiste, voir le site Web officiel de Paul Vanouse : paulvanouse.com/electart.html
2 Paul Vanouse « Counter Laboratories, Inverted Suspects and Latent Sings » dans Jens Hauser (dir.), Paul Vanouse. Fingerprints… Index – Imprint – Trace, Berlin, Argobooks, 2011. p. 53.
3 Lors de ce procès en 1994-1995, le footballeur américain fut accusé du meurtre de son ex-femme, Nicole Brown Simpson, et de Ronald Goldman, l’ami de cette dernière.
4 Paul Vanouse, ibid., p. 49.
5 L’électrophorèse est une technique utilisée en biologie moléculaire afin de séparer des molécules en fonction de leur charge électrique et de leur taille. Ici, il s’agit plus précisément de l’électrophorèse sur gel, c’est-à-dire qu’en infligeant un champ électrique aux molécules, on produit leur migration à travers le gel.
6 Jens Hauser « Fingerprints… Naturally Technical » dans Paul Vanouse. Fingerprints… Index – Imprint – Trace, sous la dir. de Jens Hauser, op.cit., p. 13.
7 Paul Vanouse, ibid., p. 55.
8 Judith Roof, The Poetics of dna. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007, p.187.
9 Simon A. Cole, « Fingerprints: The Trace of Race », dans Paul Vanouse. Fingerprints… Index – Imprint – Trace, sous la dir. de Jens Hauser, op.cit., p. 69.
10 Dorothy Nelkin et Susan Lindee. 1998. La mystique de l’ADN. Paris, Belin, 1998. p. 72.
11 Judith Roof, ibid., p. 187.
12 Simon A. Cole, ibid., p. 71.
13 Judith Roof, ibid., p. 191.
14 Ibid., p. 193.
15 Ibid., p. 194.
16 Paul Vanouse, ibid., p. 65.

Marianne Cloutier est doctorante et chargée de cours au département d’histoire de l’art de l’UQAM. Ses recherches portent principalement sur les représentations du corps et les questionnements identitaires dans les pratiques artistiques actuelles utilisant les biotechnologies.

Depuis le début des années 1990, les œuvres de Paul Vanouse explorent les questions complexes soulevées par diverses nouvelles sciences technologiques, utilisant ces sciences mêmes comme médium. Elles utilisent des dispositifs de collecte de données concernant les ramifications des enquêtes-échantillons et des catégorisations, les expériences génétiques qui ébranlent les interprétations scientifiques en matière de race et d’identité ainsi que les organisations temporaires qui critiquent de manière ludique l’institutionnalisation et la corporatisation. Les travaux de Vanouse en cinéma électronique, ses expériences en biologie et ses installations interactives ont été exposés dans plus de 20 pays et largement diffusés à travers les États-Unis. Ses récents projets tels Latent Figure Protocol, Ocular Revision et Suspect Inversion Center tirent parti des techniques de la biologie moléculaire pour remettre en cause le battage entourant le sujet du génome et aborder les questions découlant de l’analyse des empreintes génétiques. Paul Vanouse enseigne au Visual Studies Department de l’université de Buffalo dans l’État de New York. Il a obtenu une maîtrise en beaux-arts de la Carnegie Mellon University en 1996. paulvanouse.com

 
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