Nicolas Baier, Autoportrait – Sylvain Campeau, En passant par la photographie

[Printemps-été 2013]

Par Sylvain Campeau

Nicolas Baier, de par ses travaux, n’a jamais été autre chose qu’un photographe, ceux-ci étant habités par toutes les potentialités, les composantes et les mécanismes du médium. Il en est ainsi même quand les oeuvres qu’il crée ne sont pas photographiques. Évidemment, il l’a abondamment prouvé dans les Travaux récents, exposition de 2001, et ses Scènes de genre, cette fois en 2003. Paréidolies, presentation de 2010, allaient dans le même sens. Il l’est toutefois d’une manière qui est à nulle autre pareille, parvenant à d’autres médiums par le moyen de la photographie. Ainsi, les maculations et maculatures des Garage et autres Profils (2009), des Vieux Continents (2007), l’imprégnation des pièces du Chemin de l’eau et de La formation des nuages, toutes deux de 2008, tout comme la représentation en pixels surdimensionnés et disruptifs d’un Nourriture-Vaisselle de 2001, sont des façons d’explorer et d’éclater des elements constitutifs de la mécanique et du matériau photographiques. Bien sûr, on citera La théorie des nuages de Damisch, on parlera des formes à la Rorschach, du Traité de la peinture de Leonardo da Vinci qui voit dans les formes primaires de taches et autres rappelons que les Paésines, par exemple, sont des prises numérisées, au plus proche de la matière d’origine, en reproduction voulue intégrale, de formations minérales dont la constitution élémentaire est celle, au début tout aussi minérale, de la photographie aux sels d’argent. Derrière cette stratégie de saisie, dans les replis de la chose montrée, la photographie se profile tel un spectre1. Ce strict respect de l’échelle évoque en effet l’idée au fondement de la creation du médium, qui était d’offrir de la chose montrée une copie en totale correspondance. Or l’ironie est ici que c’est en obéissant stricto sensu à cette modalité que l’oeuvre ainsi créée ne semble plus rien avoir de photographique.

La nature de son appartenance au médium est la même dans ses Vanités diverses, saisies numéri­ques de miroirs au tain et à la surface abîmés, captés et reproduits en taille intégrale et agencés en une mosaïque qui forme œuvre sans trahir trop uniment la référence à la base de cette construction. On m’objectera que, si le médium employé est la photographie, le résultat est très ouvertement pictural, autant par le rendu final que par les références iconographiques et théoriques. Certes, mais le miroir est un élément essentiel dans le dispositif et dans la pensée présidant à l’invention de la photographie. Il est vrai que, avant de la photographie, on faisait œuvre de copiste au moyen de la camera obscura qui était, comme l’appareil photographique, composée d’un miroir. Il est certainement confondant de constater que le résultat final de ces saisies, par la disposition des images, déjoue le photographique au profit du pictural et détourne l’objet miroir de son opération essentielle puisqu’il ne peut ainsi, désormais, rien réfléchir.

L’opé­ration photographique qui a présidé à la création de l’œuvre finale disparaît sous le rendu définitif de celle-ci, l’aspect pictural noyant, en quelque sorte, le photographique. N’en est-il pas de même de la plus récente œuvre d’art public de Nicolas Baier ? Cet Autoportrait, au titre révélateur bien qu’apparemment énigmatique, a été créé pour célébrer le 50e anniversaire de la Place Ville-Marie. Sise dans l’intervalle façonné par les nombreuses tours environnantes, en surplomb sur une légère esplanade, la pièce est sous verre ; ou plutôt, cet enfermement est une composante fondamentale de l’œuvre. Dans cet espace fermé, composé de verre trempé sans reflet, c’est un véritable environnement de travail qui apparaît sous l’aspect d’une salle de conférences dont tous les éléments sont taillés dans l’aluminium ou l’acier puis plaqués de nickel éclatant, dans un ensemble tout métal très attrayant. Tout y est : depuis l’écran qui recevra la projection planifiée pour l’occasion, tel qu’on s’imagine que cela doit être dans ce type de lieu, jusqu’au projecteur, aux tasses, carafes et verres d’eau, ordinateurs portables ouverts ou semi-fermés et table rectangulaire, chaises comme il se doit. Tout est d’un tel rendu métallique que la scène passe presque inaperçue, disparaissant sous les diverses réflexions offrant, sur ces surfaces, les environs en­castrés au sein du quadrilatère. C’est alors, sans doute, que l’on acquiesce à la sagesse du titre : Autoportrait. L’œuvre offre, en effet, et à plus d’un titre, l’autoportrait du lieu où elle fut installée. Elle le fait par sa matière mais aussi par sa forme même, épousant un environnement que l’on pourrait aisément retrouver si l’on se mettait à visiter les bureaux occupés en ces tours. Elle est, pourrait-on dire, en totale adéquation avec son entourage. Elle est aussi un analogon2, une portion reproduite, en plus petit, des bureaux qui l’environnent. Elle renvoie à ceux-ci. Telle une photo, elle signale la chose réelle, dont elle offre la reproduction, se donnant pour celle-ci ; elle a une fonction indicielle. L’œuvre de cette fonction, qui fait tendre vers… mais n’est pas la chose montrée. De plus, il ne faut tout de même pas oublier qu’elle est sculpture, pièce moulée, volumétrique, sous verre, logée là pour la conservation et l’observation, isolée dans une sorte d’atmosphère contrôlée, jouant à l’œuvre du fait de cette inaccessibilité, s’offrant scène, tableau ; archive aussi, puisque préservée. Elle n’est plus index par son socle, pointant le sol là où quelque chose, quelque événement est advenu dont la sculpture est le rappel, la manifestation, l’élévation, tel que le proposait Rosalind Krauss. L’Autoportrait est tout entier absorbé dans cette fonction déictique. En fait, il est plus qu’absorbé ; il est coulé dans cette fonction. Quoique ce coulage soit lui-même création sculpturale et non stricte évocation d’une salle de conférences donnée !

Auparavant, Nicolas Baier avait livré, à la galerie René Blouin, le spectacle d’une pièce assez proche d’Autoportrait. Il s’agissait d’une autre Vanité, de 2012. On y voyait, pareillement sous verre, un espace-bureau, évoquant le lieu de travail d’un artiste visuel, avec ses trois moniteurs et ses quelques disques durs, sans oublier l’embrouillamini labyrinthique des fils nickelés. La différence, importante, résidait en ceci que nous avions cette fois un espace plus restreint, certes, mais surtout intérieur, comme le suggérait l’imposant éclairage à tubes fluorescents qui faisait scintiller le tout en même temps qu’il créait une vague impression d’enfermement rutilant. L’espace ainsi conçu avait quelque chose de clinique et d’obsédant.

L’œuvre est aussi le résultat ultime d’un travail de mesure de pièces originales, utilisées pour concevoir un dessin en 3D. Cela vaut pour les objets simples alors que, pour les objets plus complexes, il a été néces­­saire de recourir à la numérisation 3D. La méthode, il faut en convenir, obéit au même principe que celui, proprement fondateur, de la photographie : un idéal de copie conforme, de totale correspondance. Mais cet idéal est ici floué, noyé dans le coulage d’une matière peu propice à la réalisation réelle d’une salle de conférences ou d’un espace de travail informatique. Le référent est littéralement submergé par une matière qui le fait ad­­venir et ressurgir en qualité d’œuvre. Sculpture parce que soustraction de la matière pour en arriver à l’œuvre, mais sculpture aussi parce que immergée dans une matière certes présente dans les univers de labeur professionnel mais pas autant. Si la matière est ainsi marquée, donnée pour omniprésence de l’intention artistique, elle enrobe un objet en relation de totale correspondance volumétrique avec les objets dont les œuvres s’inspirent. Leur travail de relation avec le référent est du même acabit que celui auquel se livre la photographie. On pourrait dire que tout l’art de Nicolas Baier, tout son devenir-artiste, passe par la photographie. Mais voilà, il passe, justement, ne s’y arrête pas, ne fige pas sur cet instant de devenir-art, devenir-œuvre. Et, en pas­­­­sant par la photographie, le photographe, dans son devenir-artiste, irrigue les matières, objets, éléments grâce auxquels la photographie doit elle-même passer, doit s’en remettre. Il les irrigue et les entraîne, les sollicite et les étend, les utilise autres et mêmes. Si bien qu’un peu du photographique ne cesse de résider dans des œuvres qui, apparemment, ne le sont pas. Photographiques, j’entends !

1 Cela aussi, cette manifestation spectrale, est assez photographique quand on la compare à l’image latente et aux errements paranormaux dans la croyance populaire au sujet des possibilités photographiques, au cours du siècle dernier.
2 Pièce travaillée, en fait, pour être ainsi entendue comme analogon !

Sylvain Campeau est poète, critique d’art, essayiste et commissaire d’exposition. Il a publié cinq recueils de poésie, un essai sur la photographie (Chambres obscures. Photographie et installation) et une anthologie de poètes québécois (Les Exotiques). Deux nouveaux essais ont vu le jour récemment : Chantiers de l’image, en 2011 et Imago Lexis. Sur Rober Racine en 2012. Comme critique et essayiste, il est l’auteur de nombreux textes parus dans des monographies d’artiste, des catalogues d’exposition et des revues étrangères (France, Espagne).
 
Nicolas Baier a fait sa marque en manipulant des photos numériques. Il prélève des images du réel auxquelles il apporte de légères modifications. Celles-ci nous révèlent quelquefois un sens caché, une signification autrement invisible, pour ensuite les présenter en une nouvelle esthétique où s’affirment variations d’échelle, incongruités de perspective, paradoxes oniriques et hasards significatifs. L’artiste crée maintenant des œuvres tridimensionnelles dans le même esprit, en sculptant comme on photographie, pour ainsi dire, afin de capter, là encore un instant-monument, un reflet figé de notre temps. Il a exposé son travail dans plusieurs musées au Canada et à l’étranger, notamment en France et aux États-Unis. Il est représenté par la Galerie Division à Montréal et à Toronto. nicolasbaier.com

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