Dominique Blain, Blancs de mémoire – Pierre Rannou

[Printemps-été 2014]

Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal
Du 16 octobre au 23 novembre 2013

Par Pierre Rannou

Détour d’attention. Blancs de mémoire, l’exposition des travaux récents de Dominique Blain à la galerie Antoine Ertaskiran, permet de constater que l’artiste garde le cap. Tout en ayant toujours recours à des images médiatiques qu’elle détourne de leur fonction première, l’artiste continue de mettre en image les rapports sociaux et politiques par le truchement de judicieuses stratégies plastiques permettant d’instiller un questionnement critique dans l’esprit du spectateur. Ce dernier est d’ailleurs pris en charge par une mise en exposition lui permettant d’établir facilement des liens entre la récente production de l’artiste et ses œuvres plus anciennes. Par exemple, à l’entrée de la galerie, de chaque côté du bureau d’accueil, deux œuvres de sa production antérieure sont proposées, soit d’un côté Masque Afrique du Sud (1990) et de l’autre Balance (1991). Mais le choix de la disposition des œuvres dans l’espace d’exposition correspond aussi à une façon de suggérer des modes d’appréhension efficaces pour saisir la démarche de l’artiste. D’ailleurs, le titre de l’exposition, une référence à l’ouvrage du même titre de l’intellectuel haïtien Georges Anglade, dans lequel il convie les lecteurs à combler les « blancs » laissés entre les personnages de ses diverses lodyans1 pour donner une autre dimension à l’ensemble, suggère cette même idée de complètement.

L’œuvre titre de l’exposition se présente sous deux formes, soit une projection vidéo et une image fixe. Le visiteur est d’abord confronté à l’image en version papier, dont le contenu ne lui apparaîtra clairement qu’après avoir visionné l’œuvre vidéographique. La disposition des deux versions dans l’espace, soit d’abord la version sur papier dès l’entrée dans la galerie, puis la projection dans la salle juste derrière le mur où est accrochée l’œuvre encadrée, induit dans l’esprit du regardeur l’idée d’une multitude de couches plastiques dans chacune des images et la nécessité d’une lecture en deux temps. Au-delà de l’invitation à être plus circonspect quant à l’impression première face à l’œuvre, cet exercice se révélera indispensable pour goûter pleinement les autres pièces de l’exposition et tout particulièrement Décombres (2013). Là aussi, la facilité à lire les composantes iconographiques (il s’agit d’un simple paysage désertique dont le ciel occupe les sept huitièmes de l’image) se révèle être un piège.

Une observation attentive permet de constater que les montagnes sont composées de différentes petites images, principalement de femmes. Si le sens de l’œuvre n’apparaît pas pour autant plus explicitement, la mise en garde qui nous est faite contre notre tendance à balayer rapidement du regard toutes les informations que l’on nous propose est assurément une des composantes politiques de la démarche de l’artiste.

Blain tire aussi parti de la contamination visuelle occasionnée par les images diffusées par les médias de masse et qui produit d’incessantes impressions de déjà-vu. Cet effet est exploité admirablement dans Portrait de famille (2013), qui représente un groupe de dignitaires rendus méconnaissables par un traitement plastique de l’image. Pourtant, sa facture et son caractère très typés permettent de reconnaître qu’il s’agit d’une photographie d’apparat de différents dirigeants politiques à la sortie d’un sommet. Mais l’œuvre se refuse cependant à confirmer ce qu’elle insinue dans notre esprit et nous oblige à y regarder de plus près pour saisir de quoi il en retourne exactement. De plus, l’opération de mise en exposition qui la jumelle à Maelström (2013), une projection vidéographique au sol composée de petits portraits photographiques individuels qui semblent être portés par le vent et se déposer doucement avant d’être balayés par une violente bourrasque, actualise admirablement les potentialités des deux œuvres, en tirant parti de leurs oppositions thématiques (gens de pouvoir et laissés-pour-compte) et plastiques (installation et traitement de l’image). D’autres œuvres de la production récente jouent autrement la distance entre ces deux univers, qui malgré tout se côtoient, en les faisant fusionner plastiquement en incrustant de petites images d’identité noir et blanc de citoyens ordinaires dans les portraits collectifs de dirigeants politiques (Photo op 1 et Photo op 2) ou encore de photographies prises lors de séances de travail (Au sommet). De plus, on a eu la bonne idée de les faire côtoyer In the Oval Office, une œuvre réalisée par l’artiste en 2012, où l’on peut apercevoir le fameux tapis à motifs de mines antipersonnel de l’artiste qui a été intégré à la décoration du célèbre bureau de la Maison-Blanche. Ainsi, la mise en espace donne une virulence supplémentaire au discours de l’artiste, comme si elle délaissait, le temps de cette exposition, le registre constatatif pour adopter celui de l’interpellation directe, ce qui n’est pas pour nous déplaire.

1 La lodyans est un genre littéraire haïtien, caractérisé par un récit bref proche du conte.

 
Pierre Rannou est critique et historien de l’art ainsi que commissaire d’exposition. Il a publié quelques essais, participé à des ouvrages collectifs, rédigé plusieurs opuscules d’exposition et collaboré à différentes revues. Il enseigne au Département de cinéma et communication et au Département d’histoire de l’art du collège Édouard-Montpetit.

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