La photographie de la ville arabe au XIXe siècle – Mirna Boyadjian

[Automne 2014]

Centre canadien d’architecture (CCA), Montréal
Du 30 janvier au 25 mai 2014

Par Mirna Boyadjian

« … l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations une sorte de préoccupation générale. »
— Victor Hugo, Les Orientales, 1829

En Europe comme en Amérique du Nord, le XIXe siècle est marqué par un attrait pour l’Orient qui se manifeste dans les domaines des arts, de la littérature et des sciences. Comme l’ont montré plusieurs penseurs, dont Edward Said, l’imaginaire de l’Orient s’ancre dans une conception souvent idéalisée, simplifiée, sinon réductrice des cultures et des peuples orientaux. Appréhendé selon une vision ethnocentrique, l’Orient incarne alors un espace plus fantasmé que réel.

Le chercheur en résidence et commissaire de l’exposition, Jorge Correia, s’intéresse ici à l’interprétation occidentale des photographies de la ville arabe au XIXe siècle. La photographie, envisagée dans sa relation au contexte idéologique de l’orientalisme, devient un moyen par lequel est véhiculée une impression de chaos, voire d’insalubrité émanant des régions du Moyen­-Orient et de l’Afrique du Nord. À travers un corpus de quelque cinquante photographies issues de la collection du CCA, Correia propose une relecture contemporaine de l’architecture et de l’aménagement urbain de la ville islamique afin d’éclairer les principes de son organisation et, enfin, de réviser les stéréotypes méprisants.

L’exposition réunit des clichés photographiques réalisés durant la seconde moitié du XIXe siècle par les premiers photographes­-voyageurs tels qu’Émile Béchard, Ermé Désiré, Maxime Du Camp, Auguste Salzmann et Félix Bonfils, pour ne mentionner que ces noms. Les images sont réparties en cinq sections, chacune étant destinée à valoriser une particularité du cadre urbain islamique : les ceintures fortifiées ; l’organisation de l’ensemble ; le minaret comme élément central de l’architecture de la mosquée, qui, en l’occurrence, constitue le noyau de la ville ; les rues et les ruelles ; les cours intérieures. Cette division thématique invite le spectateur à pénétrer dans la ville arabe en y explorant les espaces publics, sacrés et privés, de même qu’à prendre conscience de l’intelligibilité de leur interaction. De plus, la répétition iconographique des photos qu’engendrent les regroupements en fonction du sujet choisi favorise une multiplication des points de vue. Or, ce procédé montre qu’il existe toujours nombre de perspectives possibles pour représenter un sujet, à l’opposé, sans doute, de la vision que l’on proposait de la ville musulmane.

À l’intérieur d’un présentoir vitré, on découvre une série d’albums photographiques et de livres illustrés qui représentent divers aspects des cultures orientales. Par exemple, l’album de vues et de portraits pris en Égypte et en Asie (1860­1879) par Émile Gsell montre autant de paysages construits que de portraits de femmes pris devant un fond neutre. À cette époque, le livre photographique devient un moyen de diffuser à un large public des images des régions éloignées et encore méconnues, favorisant de surcroît l’émergence d’un imaginaire de l’Orient. Cette documentation étoffe la proposition du commissaire, car elle permet d’entrevoir la pensée dominante qui sous­-tend l’orientalisme. À ce titre, une photographie à l’entrée de l’exposition s’avère révélatrice. Il s’agit du portrait d’un homme coiffé d’un turban et vêtu d’un qamis, se tenant près d’un âne dans un environnement désertique. Si à première vue l’image donne l’impression qu’elle fut prise dans un pays arabe, la légende nous indique plutôt que l’Américain Charles Dudley Arnorld a fait ce portrait lors de l’exposition universelle de 1893 à Chicago. Cet exemple souligne l’importance de connaître le contexte de la prise de vue d’une image avant de prétendre en dégager une vérité.

En préconisant une approche didactique par l’introduction de textes explicatifs pour chaque segment, Correia cadre l’interprétation du visiteur et parvient en cela à renverser celle qui fut empreinte d’idées préconçues sur la ville islamique au XIXe siècle. La lecture des textes reste donc nécessaire afin de saisir toute l’ampleur de l’exposition et de doter l’image d’une fonction documentaire qui tranche avec la valeur fictionnelle qui lui avait été accordée à l’époque.

Enfin, au terme de la visite, on ne peut s’empêcher de réfléchir aux tensions sociopolitiques dans les pays du Proche-Orient, aux diverses transformations de la ville provoquées par les guerres et puis aux images qui nous sont transmises par les médias. Enfin, quelle perception est aujourd’hui véhiculée vis-­à-­vis des pays arabes et de leurs habitants ? Notre regard est-­il plus éclairé ?

Mirna Boyadjian poursuit actuellement une maîtrise de recherche en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal portant sur l’œuvre de l’artiste new-yorkaise Taryn Simon. Parallèlement à ses activités de recherche, elle travaille au sein de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC).

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