Manif d’art 7 – Véronique Leblanc

[Automne 2014]

Résistance. Et puis, nous avons construit de nouvelles formes
Québec
Du 3 mai au 1er juin 2014

 
Par Véronique Leblanc

En s’intéressant aux rapports critiques qu’entretiennent les œuvres d’art avec les champs social et politique, la Manif d’art 7 répond à la nécessité de réfléchir sur la dimension politique de l’art dans le Québec du printemps 2014. L’évènement, orchestré par la commissaire Vicky Chainey Gagnon, regroupe une diversité de pratiques artistiques, dont plusieurs pratiques de l’image, qui réagissent à l’actualité politique. Il s’inscrit ainsi dans le virage documentaire qui caractérise les développements récents de l’art contemporain à l’échelle internationale. Sous le titre Résistance. Et puis, nous avons construit de nouvelles formes, les expositions permettent de dégager quelques déclinaisons des approches documentaires, entendues ici dans le sens large du rapport instauré par les œuvres avec une multitude de récits, figures, symboles et discours contribuant à la fabrication de la réalité sociale.

Les œuvres filmiques de Mark Boulos, Oliver Ressler et du groupe d’action en cinéma Épopée s’intéressent aux visages de la résistance. Elles se construisent autour de l’expérience et du discours de l’engagement tel qu’il est vécu et pensé par des militants. À cet égard, la proposition la plus remarquable est sans doute l’installation vidéo de Mark Boulos, No Permanent Address (2010), qui parvient à ouvrir un espace de réflexion en montrant les paradoxes inhérents à la pratique de la résistance.

Plusieurs œuvres prennent la forme d’installations photographiques dans lesquelles les associations entre images et documents textuels constituent des corpus de recherche autour de phénomènes sociaux, architecturaux, historiques et patrimoniaux. Qu’il s’agisse d’aborder la privatisation de terrains boisés d’usage public (Mon boisé, 2014, de Geneviève Chevalier) ou l’avenir réservé aux structures architecturales érigées partout dans le monde pour accueillir les Jeux olympiques (Post-Olympiques, 2014, de Jean­-Maxime Dufresne et Virginie Laganière), les stratégies d’enquête et de collection privilégiées pour la réalisation de ces œuvres leur confèrent un caractère à la fois ouvert et opératoire.

Pour d’autres artistes, il s’agit de reconfigurer des images ou de détourner des situations afin de proposer des formes alternatives de récits. La vidéo Border Musical (2013) du collectif russe Chto Delat ? soulève avec ironie la question de l’identité nationale et des normes sociales en contexte d’immigration. Elle présente une mise en scène théâtrale dans laquelle une habile exposition des stéréotypes révèle, selon le principe brechtien de distanciation, les rapports entre racisme et identité nationale. Le duo Carol Condé + Karl Beveridge fabrique également des mises en scène. À l’aide de la photographie numérique, ils élaborent des univers fictionnels manichéens, peuplés de figures et de scènes allégoriques qu’ils juxtaposent dans l’espace saturé de l’image. Toutefois, comme pour l’installation At the end of the visible spectrum (2014) de Gisèle Amantea et la série Photo op (2013) de Dominique Blain, les artistes s’aventurent sur des terrains symboliques qui invitent à de malheureuses simplifications du discours.

La singularité du projet de Vicky Chainey Gagnon réside dans une interprétation de la résistance qui fait appel à l’individu et à sa posture dans une perspective intime. En plus des voix singulières émergeant des propositions documentaires, l’importante présence de la performance dans l’événement invite à reconnaître le corps comme premier lieu de résistance. Transmises par le regard attentif d’une caméra fixe, les propositions performatives de Regina José Galindo mettent en contraste la présence chargée et immobile de l’artiste avec différentes actions de destruction qui s’opèrent autour d’elle. La performativité du corps est aussi au centre de la vidéo Visions of a Sleepless World (2014) de Richard Ibghy et Marilou Lemmens, dans laquelle un personnage féminin effectue avec acharnement une série d’actions dans des espaces abstraits qui nous rapprochent de son espace mental. Sans recourir à la parole, cette œuvre restitue le sens du geste et évite d’établir une dichotomie entre corps et pensée, entre forme et discours. Il en va de même pour Perimeter (2013) de Rebecca Belmore, qui montre l’artiste traversant une partie du territoire ontarien, selon la proposition suivante : « somewhere between a town, a mine and a reserve, is a line ». Alors que les gestes qu’elle accomplit inscrivent la résistance dans la présence, la trajectoire de sa marche transforme le paysage ainsi que le corps en territoires polysémiques. Plusieurs des œuvres déploient ainsi l’action comme un chemin à tracer ou comme un raisonnement à faire pour activer notre rapport au monde.

De nombreuses œuvres trouvent une signification particulière dans et avec leur contexte spécifique d’exposition, révélant la rigueur de la mise en dialogue entre les pratiques artistiques et leurs lieux de présentation. Au Musée de la civilisation, par exemple, les œuvres de Jamalie Hassan, Rebecca Belmore, Nadia Myre et Dominique Blain sont rassemblées avec une grande justesse autour d’un ensemble de préoccupations touchant au rapport des peuples au territoire, à la construction des identités collectives, à la mémoire et aux symboles que nous nous donnons pour nous raconter. L’espace d’exposition invite au recueillement, non pas en proposant de commémorer une histoire passée, mais en insistant sur l’urgence de réfléchir à une histoire en train de se faire.

Il faut aussi souligner la présentation de plusieurs projets d’artistes canadiens anglophones qui esquissent l’horizon d’un art politique au Canada, ainsi que la contextualisation du projet d’exposition dans l’histoire récente de la ville de Québec, notamment marquée par les affrontements entre policiers et manifestants lors du Sommet des Amériques de 2001 et la mobilisation autour de la grève étudiante de 2012. À ce propos, l’intervention sonore This Is Not a Riot (2011) de Mathieu Beauséjour et l’installation sculpturale Des hélicos sur l’Îlot Fleurie (2014) de Jean­Robert Drouillard font image.

Bien que les œuvres présentées ne soient pas toutes à la hauteur d’une reconfiguration des possibles annoncée par le titre de l’événement, plusieurs d’entre elles parviennent à aborder la complexité de leur rapport au réel et à la fabrication des imaginaires. En nous conviant à observer des façons d’habiter, de traverser et d’entraver le monde, plusieurs des œuvres décrites plus haut semblent envisager la résistance – et peut­être l’art – comme une attitude à cultiver pour penser une vie commune consciente de ses altérités radicales, de ses mécanismes d’exclusion et de ses contradictions profondes.

Véronique Leblanc est commissaire, auteure et chargée de cours en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Titulaire d’une maîtrise en études des arts de l’UQAM, elle s’intéresse aux liens qui se tissent entre art, éthique et politique. Elle contribue à titre d’auteure à plusieurs publications en art actuel.

Acheter cet article