Revisiter l’histoire par fragments : trois projets récents de Stan Douglas – Ariane Noël de Tilly

[Automne 2014]

Par Ariane Noël de Tilly

 

Après Every Building on 100 West Hastings (2001), qui présentait un panorama nocturne d’un groupe d’édifices situé dans un quartier défavorisé de Vancouver, et la série de quatre photographies Crowds & Riots (2008), qui offrait des reconstitutions de scènes de foules et d’émeutes ayant eu lieu à Vancouver au cours du XXe siècle, Stan Douglas a dévoilé au printemps 2014 trois nouveaux projets explorant un autre chapitre de l’histoire de sa ville natale : celui de l’après-Seconde Guerre mondiale. Conçus selon la même devise, « L’histoire se fera entendre », ces trois projets ont pris des formes diversifiées, soit une pièce de théâtre, une exposition et une application pour iPhone et iPad réalisée en collaboration avec l’Office national du film du Canada. Pour leur création, Stan Douglas et ses collaborateurs ont fait appel à différents procédés de représentation du passé où évènements, lieux désormais disparus et fiction s’entremêlent.

Stan Douglas est reconnu pour la narrativité singulière qu’il emploie dans ses installations vidéographiques et filmiques, notamment dans Nu•tka• (1996), qui revisite le passé colonial de la Colombie-Britannique, et Klatsassin (2006), qui traite de la ruée vers l’or au XIXe siècle. Les histoires qui nous sont racontées par l’artiste n’ont pas une structure linéaire et n’ont ni début ni fin. De plus, elles mettent en lumière des lieux et évènements oubliés. Plusieurs de ses films sont composés d’un certain nombre d’épisodes qui sont présentés selon des permutations dictées par des algorithmes qui contribuent à faire perdre le fil conducteur de l’histoire1. Cette fois, dans les trois projets récents de Stan Douglas, la narration est fragmentée, sans pour autant obéir à des opérations mathématiques. Il n’est pas étonnant que deux lieux désormais disparus – l’hôtel Vancouver et la ruelle Hogan’s – aient servi de point d’ancrage commun aux différents récits proposés. L’hôtel Vancouver, situé dans la partie ouest du centre-ville, a été le lieu de résidence de plusieurs centaines de vétérans de la Seconde Guerre mondiale et de leurs familles jusqu’en 1948. Il a été démoli l’année suivante afin de faire place à un stationnement. La ruelle Hogan’s se trouvait dans la partie est du centre-ville, plus précisément dans Strathcona, le plus ancien quartier résidentiel de Vancouver, habité principalement par des familles multiethniques. Pendant quelques décennies, avant et après la guerre, ce quartier était aussi un lieu où la contrebande, les maisons de jeu et la prostitution étaient tolérées par la police. La ruelle Hogan’s a été rasée en 1968 pour céder la place à l’une des sorties du viaduc Dunsmuir.

Bien que les trois projets aient évolué simultanément, le premier à être présenté au public de Vancouver fut la pièce Helen Lawrence2. Jouissant d’une excellente distribution et soutenue par le jeu des comédiens et la mise en scène, la pièce projette l’ambiance angoissée liée à la situation économique de l’après-guerre. Conçue par Stan Douglas et écrite par Chris Haddock, Helen Lawrence décrit comment une ville se reconstruit alors que les gens sont aux prises avec leur propre reconstruction personnelle. Dans la pièce, chaque personnage tente de vivre comme il le peut : des amitiés se forment, des couples se brisent, des dettes s’accumulent, des deuils se vivent, des vétérans tentent, avec grande difficulté, de réintégrer le marché du travail, etc. Malgré les dures réalités du quotidien auxquelles font face ces individus, l’impression générale qui se dégage de la pièce est celle de personnages fort stéréotypés, en particulier les personnages féminins. L’histoire de la vie de ces gens nous est racontée de manière linéaire, ce qui est un peu déroutant pour quiconque connaît le travail de Stan Douglas.

Helen Lawrence prend des allures cinématographiques tant par son emprunt à l’esthétique du film noir que par son recours à des projections d’images préenregistrées et captées en temps réel. Ces images en mouvement sont projetées sur un immense écran translucide placé à l’avant de la scène. Trois caméras placées derrière cet écran sont manipulées par les comédiens lorsque ces derniers ne sont pas en train de jouer. Le résultat de cette combinaison de théâtre et de projection cinématographique est visuellement fort intéressant, car il permet au public de saisir de manière très détaillée les mouvements et expressions des comédiens auxquels viennent s’ajouter des images de différents lieux de Vancouver. En fait, durant la pièce, le public a l’impression d’assister à un film en train de se faire. C’est surtout grâce à cet aspect qu’il est possible de reconnaître le vocabulaire visuel et cinématographique de Stan Douglas dans ce projet.

De son côté, l’exposition Stan Douglas: Synthetic Pictures3, tenue à la Presentation House Gallery de North Vancouver, offrait d’autres points d’entrée dans l’histoire du Vancouver d’après-guerre tout en tentant de reproduire certaines pratiques photographiques de cette période. D’entrée de jeu, le titre de l’exposition annonçait ce à quoi le public allait être confronté : des images artificielles, c’est-à-dire des images créées ou reconstruites à l’aide de la technologie numérique. L’exposition, dont Helga Pakasaar a assuré le commissariat, rassemblait des séries récentes de photographies et des reconstitutions numériques produites par l’artiste qui, depuis la création de la série Crowds & Riots en 2008, ne travaille désormais qu’avec la photographie numérique4.

La salle centrale de la Presentation House Gallery rassemblait cinq tirages de la série de photographies noir et blanc Midcentury Studio de 2010. D’emblée, cette série de photographies ramenait les visiteurs à la période d’après la Seconde Guerre mondiale. Stan Douglas y revisite un moment précis de l’histoire de la photographie, soit le photojournalisme d’après-guerre. Comme il l’explique, la série « fait la chronique de la carrière d’un photographe qui a été initié à ce médium pendant la guerre et qui a tenté d’en faire une entreprise pendant la période d’après-guerre5. » Pour sa réalisation, l’artiste a été inspiré, entre autres, par la pratique du photographe américain autodidacte Arthur Fellig, mieux connu sous le surnom de Weegee, et par celle du vétéran de l’Aviation royale canadienne Raymond Munro qui, en arrivant à Vancouver en 1949 sans expérience aucune, s’est fait embaucher comme photographe aérien par un journal local. La série Midcentury Studio est un exercice de style dont le résultat est un ensemble de photographies abordant des thèmes très prisés à l’époque tels que la mode, la technologie, les scènes de crimes, la danse, les jeux d’argent et autres activités clandestines. À titre d’exemples, Burlap, 1948 est une reconstitution d’une scène de crime où le corps de la victime vient d’être recouvert d’une toile de jute, tandis que Cache, 1948 montre la trappe ouverte d’un mur où sont cachés des jeux de cartes, des dominos, des bouteilles d’alcool, des paquets de cigarettes de contrebande, de l’argent, soit le nécessaire pour tenir une soirée de jeu, et que Suspect, 1950 met en scène un criminel qui vient d’être arrêté et qui est assis à l’arrière d’une voiture, probablement entre son avocat et un détective. Les scènes de crimes, mais aussi la manière dont l’artiste a choisi de photographier les sujets évoquent aussi les codes du film noir.

Dans la salle ouest de la galerie, Hogan’s Alley (2014) était exposée en compagnie de reproductions numériques de photographies de maisons et d’immeubles des rues Prior, Union et Main, prises vers 1968-1969 et conservées dans les archives de la Ville de Vancouver. L’organisation des photographies sur ces panneaux s’inspire en partie de celle du livre d’Ed Ruscha Every Building on the Sunset Strip, 1966. La différence d’échelle entre les panneaux et Hogan’s Alley était frappante et permettait de bien faire la distinction entre les photos d’archives et la nouvelle œuvre que Stan Douglas exposait. À première vue, Hogan’s Alley donne l’impression d’être une photographie en noir et blanc de la ruelle vue en plongée. Toutefois, Hogan’s Alley est non pas une photo prise par l’artiste, puisque la ruelle a été rasée il y a plus de quarante ans, mais plutôt une image créée à partir de trucages numériques. La prise de vue nocturne semble tout à fait appropriée étant donné qu’à l’époque la ruelle Hogan’s était très vivante la nuit. Cependant, la reconstitution numérique de la ruelle la présente déserte, comme s’il s’agissait d’une allée fantôme. La présence humaine est évoquée par les lumières allumées dans plusieurs demeures, mais aussi par une cour où se trouvent plusieurs tables rondes et chaises, un piano et quelques tabourets, ce qui contribue à donner l’impression qu’une foule est sur le point d’arriver pour assister à un spectacle ou, encore, que le concert vient de se terminer et que tant le public que les musiciens viennent de quitter les lieux.

Avec Hogan’s Alley, Douglas a choisi d’évoquer un lieu, mais, pour bien en saisir les usages et les caractéristiques sociologiques, il faut avoir vu la pièce Helen Lawrence ou encore avoir exploré l’application Circa 1948, dont il sera question ci-dessous. Hogan’s Alley est une œuvre visuellement très séduisante, mais en même temps, presque trop parfaite. Chaque section de cette image est excessivement détaillée. Le résultat final de ce montage numérique donne l’impression que cette ruelle était propre, que l’espace était parfaitement organisé alors qu’historiquement c’était un endroit complètement délabré.

La visite de l’exposition à la Presentation House Gallery se terminait d’une manière fort surprenante. Dans la galerie est, sept impressions à jet d’encre de la série Corrupt Files (2013) étaient exposées. Alors que dans les deux autres salles se trouvaient des photographies ou des reconstitutions numériques à teneur historique, la série Corrupt Files est composée d’œuvres abstraites, constituées d’effets qui peuvent survenir au moment de la prise d’une photographie numérique. Les impressions à jet d’encre sont en fait des impressions de code. La série constitue un saut vers l’abstraction, laquelle n’avait jamais encore été abordée dans le travail de Stan Douglas, mais surtout, elle marque une rupture dans la démarche de l’artiste, puisqu’elle met fin à toute possibilité de narrativité. Ces œuvres, formées de lignes de couleur verticales, ne sont pas sans évoquer la peinture moderniste ; il demeure donc toujours possible de trouver des références à l’histoire. Cependant, dans le contexte de cette exposition, les Corrupt Files imposent une fin abrupte à un chapitre de l’histoire qui venait tout juste d’être revisité.

Enfin, le 22 avril 2014, Stan Douglas et l’Office national du film lançaient l’application Circa 19486. Cette application interactive et immersive en 3D utilise la technologie du jeu vidéo, mais se défend d’en être un. Douglas est très clair là-dessus : pour lui, l’utilisation de cette application vise non pas à tuer des zombis ou à accumuler de l’or, mais d’abord et avant tout à donner l’occasion aux utilisateurs de saisir comment et dans quel environnement les gens vivaient à Vancouver aux alentours de 19487. L’application permet de découvrir de manière virtuelle l’hôtel Vancouver et la ruelle Hogan’s. Au son d’une musique jazzy, l’utilisateur peut déambuler dans la ruelle et flâner dans l’hôtel, et, en appuyant sur des objets brillants, écouter des conversations entre différentes personnes logeant ou travaillant à l’hôtel ou fréquentant la ruelle. Dans Circa 1948, l’histoire des gens et des lieux n’est pas racontée de manière linéaire comme dans la pièce Helen Lawrence. Ce ne sont pas non plus des algorithmes qui décident de l’ordre des séquences, mais c’est l’utilisateur qui est en charge de choisir son parcours dans ce monde virtuel. Ces dimensions immersive et participative sont nouvelles dans la pratique de Stan Douglas et donnent la possibilité à l’utilisateur de décider du cours de l’histoire.

Les trois projets récents de Stan Douglas qui revisitent, reconstituent de manière fragmentaire et révèlent certains aspects de l’histoire de Vancouver dans les années suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale sont complémentaires et fonctionnent comme un triptyque : pour mieux saisir et apprécier chaque fragment, il est préférable d’avoir vu et expérimenté les autres. Stan Douglas et ses collaborateurs ont fait appel au théâtre, à la cinématographie, à la photographie, au numérique et au virtuel pour restituer deux lieux désormais disparus et reconstituer les activités qui s’y sont déroulées afin de nous empêcher de les oublier. Ces différentes reconstitutions nous rappellent aussi que l’histoire, comme n’importe quelle image, est une construction.

1 À ce sujet, voir, entre autres, Marie Fraser, « Explorations narratives », dans Marie Fraser (dir.), Explorations narratives = Replaying Narratives, Montréal, Le Mois de la Photo à Montréal, 2007, p. 23.
2 Arts Club Theatre Company, du 13 mars au 13 avril 2014, Vancouver.
3 Du 21 mars au 25 mai 2014.
4 Alexander Alberro, « An Interview with Stan Douglas », dans Alexander Alberro et collab., Stan Douglas: Abbott & Cordova, 7 August 1971, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2011, p. 15.
5 Stan Douglas, « Midcentury Studio », dans Tommy Simoens (dir.), Stan Douglas: Midcentury Studio, Anvers, Ludion, 2011, p. 7. [Notre traduction.]
6 L’application peut être téléchargée gratuitement sur l’iTunes Store. Voir aussi http://circa1948. nfb.ca/ pour accéder à la liste complète des collaborateurs. 7 Propos de l’artiste recueillis dans le dossier de presse de l’application Circa 1948, http://onf-nfb.gc.ca/ fr/salle-de-presse/communiques-de-presse-trousses-medias/?idpres=21173.

Ariane Noël de Tilly est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a effectué un stage d’études postdoctorales à la University of British Columbia de 2011 à 2013. Ses recherches portent sur l’exposition, la dissémination et la préservation de l’art contemporain ainsi que sur l’histoire des expositions. Elle est chargée de cours à l’Emily Carr University of Art + Design.

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