PHotoEspaña 2014 : Lumière sur la photographie espagnole – Jill Glessing

[Hiver 2015]

Par Jill Glessing

« Ma vaste et triste Espagne, ma mère et professeur » : c’est ainsi que le poète Blas de Otero décrivait l’ample territoire et les souffrances de son pays, d’abord sous le double joug de la monarchie et de la religion, puis sous le fascisme. Ces régimes ont pris fin, mais l’Espagne connaît un nouveau traumatisme économique. Son festival de photographie installé à Madrid, PHotoEspaña, n’y échappe pas. Depuis sa création en 1998 sous la direction de l’organisme culturel privé La Fabrica, la croissance régulière du festival est soutenue à la fois par des financements publics et privés. Or les coupures majeures dans l’aide gouvernementale ont inspiré des stratégies créatives à sa directrice actuelle, Claude Bussac. Loin d’avoir un effet paralysant, le recours croissant au financement privé ainsi qu’une collaboration accrue avec les institutions et les régions d’Espagne, et même de l’extérieur, semblent avoir donné plus de rayonnement au festival. Parallèlement, celui-ci a diminué ses coûts en délaissant graduellement son approche thématique traditionnelle (avec un éventail international d’artistes et de commissaires) au profit de la photographie espagnole. L’élan critique et créatif dont témoigne le festival cette année, avec ses quatre cent quarante artistes et cent dix expositions réparties dans trois pays, révèle une Espagne bien vivante et déterminée à lutter.

La priorité donnée cette année à la photographie espagnole offre une occasion de réflexion opportune sur le passé et l’avenir du pays. Elle incarne peut-être aussi une affirmation identitaire de l’Espagne face aux critiques de ses voisins de l’Union européenne. Parmi les centaines de publications internationales présentées par l’exposition Best Photobooks of the Year, une mention honorable fut décernée à l’ouvrage de Carlos Spottorno The Pigs, un pastiche du magazine financier britannique The Economist. L’acronyme PIGS fut utilisé par les économistes néolibéraux pour désigner les nations lourdement endettées : le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne. Les photographies documentaires de Spottorno illustrent les stéréotypes négatifs qui stigmatisent le sous-développement, la pauvreté et le désordre.

Ce n’était pas la première fois que l’Espagne examinait sa propre histoire photographique, mais c’était son effort le plus ambitieux à ce jour. L’exposition Photography in Spain, 1850–1870, puisant dans les archives de la Biblioteca Nacional de España, témoignait de la modernisation tardive du pays : les premiers processus et genres photographiques furent introduits par des artistes de l’extérieur, dont Charles Clifford, qui réalisaient des images d’une Espagne exotique pour un public étranger. Parallèlement, l’exposition présentait des œuvres de photographes espagnols qui établirent par la suite des studios de portraits et documentèrent des travaux publics.

La photographie d’art en Espagne fut longtemps dominée par le pictorialisme et la colorisation manuelle. Ces deux avenues convenaient particulièrement bien aux images idéalisées, agraires et nationalistes favorisées par les élites au pouvoir, contrairement à celles qui évoquaient les dures réalités de la vie sous la monarchie, puis sous Franco. Le Museo del Romanticismo présentait un ensemble d’épreuves au charbon, riches en valeurs tonales, réalisées par Joan Vilatobà au début du xxe siècle. Son usage sensible et attentif de la lumière est une caractéristique commune de la photographie espagnole, mais ses allégories recherchées et mélodramatiques sont plutôt des versions anachroniques du pictorialisme victorien – loin de la culture espagnole de son époque, qui avait commencé à se moderniser.

José Ortiz Echagüe fut célébré durant le régime de Franco pour ses études photographiques nationalistes des paysages et types populaires espagnols. On pouvait découvrir au Real Academia de Bellas Artes de San Fernando une sélection de ses premières photographies, pour la plupart prises en 1911 au Maroc, où il fut photographe aérien durant la guerre d’Espagne. Ses représentations esthétisantes des habitants du Rif sont magnifiées par des tirages veloutés, travaillés à la main selon le procédé Fresson. Ces aperçus impressionnistes d’hommes et de femmes enveloppés d’amples vêtements qui les protégaient du vent – et dans le cas des femmes, des regards masculins – manifestent l’attrait exotique de ses sujets pour leurs colonisateurs. Dans les photographies privilégiant l’esthétisme et l’atmosphère qu’Echagüe réalisa lors de sa seconde visite, ses sujets semblent se situer hors du temps alors que leur environnement a changé.

Durant le bref répit qui fut accordé à l’Espagne entre 1932 et le déclenchement de la guerre civile en 1936, le gouvernement républicain courtisa avec enthousiasme les influences étrangères, une initiative dont les effets sont perceptibles dans l’importante exposition consacrée à Antoni Arissa par l’Espacio Fundación Telefónica. Si ses images idéalisées des ouvriers agraires autour de Barcelone au début du xxe siècle constituent des interprétations uniques du style pictorialiste, ses travaux des années 1930 présentent des sujets urbains et industriels sous un angle moderniste. Leurs perspectives géométriques radicales évoquent les pratiques du mouvement de la Nouvelle Vision, comme celles de Moholy-Nagy, Rodtchenko et Kertész.

Josep Renau, créateur d’affiches politiques durant la période républicaine, se positionne très différemment par rapport aux avant-gardes européennes. Avec sa série de photomontages colorés intitulée American Way of Life, réalisés alors qu’il était au Mexique, le communiste en exil porte un regard corrosif non pas sur le régime nazi, comme son précurseur John Heartfield, mais sur la superpuissance montante : les États-Unis. Les critiques satiriques et prescientes de Renau, encore pertinentes aujourd’hui, fustigent le gouvernement américain pour son militarisme, son racisme, son impérialisme de la guerre froide, son commercialisme sexiste et ses alliances avec le pouvoir corporatif.

Le cœur du festival se trouve généralement au centre culturel Círculo de Bella Arte, et c’était encore le cas cette année. L’une des trois expositions présentées en ce lieu, La Palangana, devait son titre à un collectif de photographes formé à Madrid en 1959. Inspiré par le style documentaire humaniste qui caractérise l’essai photographique de W. Eugene Smith Spanish Village, le but du collectif était de secouer l’emprise d’un pictorialisme dépassé. Les excursions de ses membres à l’extérieur de Madrid aboutirent à des photographies réalistes aux tonalités contrastées, où la rudesse de la vie dans l’Espagne rurale est soulignée par une lumière crue. À l’exception de quelques moments plus légers qui rappellent l’univers de Cartier-Bresson, seuls les enfants, comme ceux que nous montre Leonardo Cantero dans une image granuleuse intitulée La Dehesa del Hoyo (1959), semblent échapper au carcan de la misère.

Depuis la mort de Franco en 1975, la photographie espagnole s’est épanouie, suivant les influences de sa propre histoire et des courants internationaux. L’exposition Fotografía 2.0, organisée par l’artiste Joan Fontcuberta, rassemblait vingt artistes contemporains pour une enquête approfondie sur la révolution numérique, souvent discutée mais mal comprise – notamment les contradictions inhérentes au médium, entre liberté et contrôle, accès à l’information et surveillance. Les habituelles déclarations idéalistes sur l’aspect démocratique d’Internet étaient absentes ; les artistes montraient au contraire sa face cachée et inquiétante en tant que nouvel instrument de contrôle social. De nombreux artistes de cette exposition utilisent une imagerie « post-photographique » récupérée sur Internet pour examiner ces questions.

Le projet de Darius Koehli Jail and Mugshots (2013) critique les directeurs de prison d’Arizona qui ont mis en ligne, dans un but dissuasif, des photos de suspects en garde à vue provenant de leur fiche signalétique et de vidéos de surveillance. Le collage vidéo réalisé par Koehli avec les photos signalétiques est organisé par type de crime – vol, infraction liée aux stupéfiants, etc. Les visages inquiets se succèdent à un rythme rapide, créant un portrait composite « galtonien » de l’angoisse. Le problème, explicite ici comme ailleurs dans l’exposition, est que malgré la valeur critique de ces œuvres, elles perpétuent les inégalités de pouvoir entre ceux qui font et regardent les photographies, et ceux qui leur servent de sujet.

Une tension similaire anime Farhana (2010-en cours) de Reinaldo Loureiro, qui a obtenu l’accès à des images d’immigrants africains illégaux interceptés par la police des frontières à Melilla. Un moniteur vidéo, directement fixé sur la photographie couleur grand format d’un homme à moitié dissimulé dans une carrosserie de voiture, montre en boucle d’autres malchanceux ayant été capturés de la même façon par les gardes, les caméras et, finalement, les visiteurs de la galerie.

Les humains ne sont pas seuls à être assujettis à la prise d’images – un privilège de l’Anthropocène est de nous donner également un accès visuel au monde naturel. Avec Intruders (2014), Albert Gusi proposait une série de trente-trois photographies numériques prises par une caméra destinée au suivi des populations d’ours réintroduites dans les Pyrénées espagnoles. Les images – rejetées de l’étude car aucun ours n’y figurait – montrent les expressions désorientées de cervidés et de lièvres « sauvages » aveuglés par le flash, pris au piège par le regard omnivore d’une caméra reflétant tristement notre pouvoir humain.

Daniel Mayrit dirigeait plutôt ce regard vers les puissants invisibles, avec son savoureux projet You Haven’t Seen Their Faces (2014). Critiquant l’appel à la population lancé par la police londonienne pour identifier les individus filmés par des caméras de surveillance lors des émeutes de 2011, Mayrit a retravaillé les photographies des cent individus les plus puissants de Londres (responsables de la crise qui avait déclenché les émeutes) pour imiter la faible qualité des images prises par ce type d’appareil.

Les photographies numériques couleur bruitées disposées dans une pièce sombre par Fosi Vegue dans XYXX (2013) constituaient un exercice de voyeurisme. Des corps engagés dans une activité sexuelle nous sont montrés par fragments – une épaule voûtée par l’effort, des doigts posés sur la tête d’une femme, une main agrippant de la chair. Notre accès visuel à ces scènes lascives est partiellement obstrué par un cadre de fenêtre ou à la postproduction, ce qui les rend d’autant plus captivantes. En photographiant au fond d’une cour ouverte des transactions « privées » entre des prostituées et leurs clients, Vegue réitère cette tendance au voyeurisme tellement répandue aujourd’hui.

Les œuvres photographiques espagnoles les plus récentes se trouvaient exposées dans P2P: Contemporary Practice in Spanish Photography. La vidéo RPR d’Óscar Monzón présente une vue aérienne de silhouettes sombres traversant une place inondée par le soleil de la mi-journée. Leurs mouvements et déplacements, alors qu’elles marchent seules ou qu’elles vont à la rencontre d’autres silhouettes, deviennent une chorégraphie fascinante rythmée par une bande sonore synthétique, évoquant une étude des schémas de comportement social dans la lignée de celle de Muybridge sur la locomotion animale.

Les photographies couleur de David Hornillos (Mediodía, 2001-2014) qui documentent des scènes banales devant les murs orange vif de la gare d’Atocha, à Madrid, donnent un relief saisissant, sous le soleil de midi, aux sans-abri et aux détritus qui sont habituellement ignorés ou méprisés. Si certains artistes décrivaient les qualités particulières de la lumière locale, d’autres examinaient la lumière en tant que matériau de base de la photographie. Miguel Ángel Tornero se tourne ainsi vers l’époque où les réactions photosensibles à la lumière, comme la décoloration des tissus teints et l’asphalte durci de Niépce, allaient inspirer l’invention de la photographie. Dans son installation Photophobia, Tornero a notamment utilisé des matériaux tels que de la mousse récupérée pour présenter la photographie comme « un protagoniste actif plutôt qu’un simple contenant de l’image ».

Une partie du plaisir de visiter PHotoEspaña consistait à trouver les lieux d’exposition dans Madrid. Matadero, l’imposant abattoir transformé en centre culturel, hébergeait deux expositions. Sara Ramo, qui, comme Tornero, s’intéresse à l’essence des procédés photographiques, les évoquait de façon ludique avec son installation Penumbra (2014), où elle explorait la construction (littérale) de l’illusion visuelle. Les visiteurs étaient conduits à leurs sièges dans la pénombre par des placeurs qui les guidaient à l’aide d’une lampe de poche. Lentement, tandis que nos yeux s’habituaient à l’obscurité, un paysage commençait à se dessiner devant nous. Imitant l’action de la lumière sur le film photographique, une impression se déposait progressivement sur nos rétines. Et de quoi se composaient ces paysages ? De vieux matériaux et accessoires utilisés pour d’anciens évènements au Matadero.

Dans All the things that are not there (1985), Teresa Solar Abboud retrace les liens entre les innovations photographiques et militaires du scientifique Harold Edgerton, chercheur au MIT. La vidéo montre Abboud traversant les États-Unis en voiture depuis le Massachusetts Institute of Technology, où Edgerton a développé le flash stroboscopique et des dispositifs sonar sous-marins destinés à un usage militaire, jusqu’au Nevada Test Site, où la société appartenant à Edgerton, EG&G, fournissait à l’armée, en tant que contractant de la défense nationale, les déclencheurs ultra-rapides et l’imagerie photographique des tests de bombe atomique ; et enfin, jusqu’à son studio secret en Californie, où ces données visuelles étaient analysées. Les visites d’Abboud aux sites concernés (dont l’accès lui était en grande partie interdit) sont ponctuées par de poétiques plans d’ensemble montrant des silhouettes nageant sous la surface plissée de l’eau, et des méditations sur les usages plus positifs de ces innovations technologiques : la découverte que les chauves-souris naviguent dans l’espace avec un sonar, et que les oiseaux-mouches volent à reculons. Cette opposition dialectique entre les rôles positifs et négatifs de la photographie fait écho à la contradiction entre les travaux militaires et photographiques d’Echagüe dans le nord du Maroc.

Parallèlement aux artistes espagnols représentés dans la section officielle du festival, Festival Off et Open Photo offraient l’occasion de voir les œuvres d’artistes étrangers dans des lieux publics et privés, à Madrid et en dehors. Une collection impressionnante d’œuvres de Man Ray, composée à la fois de tirages d’époque et de reproductions à partir de négatifs originaux – y compris un certain nombre de ses œuvres les plus connues – était exposée à Mondo Galería. La galerie Elba Benítez présentait l’installation photographique et vidéo de Chantal Akerman Maniac Shadows (2013). À l’extérieur de Madrid, le travail de Philip-Lorca diCorcia était montré à Alcobendas, et les remarquables portraits des Gitans de Séville réalisés par Pierre Gonnord étaient exposés à Almería. Les photographes espagnols étaient également montrés à l’étranger, avec l’exposition Ibérica de Ricky Dávila à Londres, et celle de Chema Madoz, Ángulo de reflexión, aux Rencontres d’Arles.

L’exposition Latent Element: Ten Photographers from Latin America nous donnait un aperçu de PHotoEspaña 2015, qui sera consacrée à une région très proche du cœur des Espagnols et de leur histoire, l’Amérique latine. Parmi les œuvres les plus marquantes, citons what are fish dreaming about? (2013), une série de photographies réalisée par l’artiste brésilien Marlos Bakker, qui montre des visages d’automobilistes arrêtés au feu rouge, enveloppés dans les tonalités bleutées de leurs rêveries, auxquelles se superposent les reflets sur le pare-brise. La série Albinos (2009-2013) de Gustavo Lacerda, un autre Brésilien, est également frappante par son austère symétrie.

Ainsi, PHotoEspaña a survécu, ayant appris des leçons, peut-être, de l’Espagne elle-même – triste, vaste et inondée de lumière.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Jill Glessing enseigne à la Ryerson University ; elle écrit sur les arts visuels et la culture.

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