Les Éditions du renard, Montréal, 2015, 200 pages, 142 photographies
Édition limitée. Postfaces de Mona Hakim et d’Emmanuel d’Autreppe
Le capteur, Bertrand Carrière s’est donné pour contrainte de réaliser, au quotidien, des photos de manière expéditive à l’aide d’un appareil numérique léger et facilement transportable. C’est à partir de 2006 qu’il a entrepris cette collecte sans restriction quant aux sujets et aux lieux, attentif aux incidents et hasards du moment, à l’affût de l’image prégnante apparaissant dans les aléas du quotidien, ponctuant des instants où la routine et l’usité semblent régner en maîtres.
Cette traversée des lieux et des temporalités diverses est un aspect qui n’est pas étranger à la pratique de Carrière. On s’attend à retrouver des images qui en rappellent d’autres provenant de séries antérieures.
D’une pérégrination à l’autre, des instants en viennent immanquablement à en évoquer d’autres, qu’on croit reconnaître. C’est l’impression que j’ai eue en feuilletant le livre une première fois, très superficiellement. Mais le reprend-on pour l’examiner méthodiquement que l’on vivra une expérience bien différente.
D’abord, notons le titre : Le capteur. Non seulement désigne-t-il, comme on peut s’y attendre, le photographe lui-même, qui s’offre ainsi comme un œil ouvert, expérimenté certes, et toujours prêt à se repaître du nouveau et de l’inédit, mais on ne saurait passer sous silence que c’est aussi là le nom donné à cet écran accaparateur, cette plaque sensible nouvelle du numérique, qui saisit, enregistre et convertit les scènes vues en données logico-mathématiques qui deviendront images. Aussi ressent-on tout ce que cet écran-capteur peut avoir de différent, de dense ; plus rien de cette transparence dont procédait le négatif, de ce couchage d’ombres et de lumière sur celluloïd. On sent une densité qui vient de ce qu’on imagine être la texture de ce que le capteur a réussi à aspirer en lui, du fin fond du mystère de son trou noir. Les images n’ont pas la netteté, ni la luminosité, de ce qu’on a pu voir dans le livre précédent de Carrière, Après Strand. C’est exprès. Les images du Capteur ne peuvent être que dérobées, prises à la sauvette, dans la révélation subite d’un assemblage particulier d’éléments visuels, un palimpseste où des moments et des surfaces se confondent les uns avec les autres, dans un enchevêtrement qui doit tout au hasard. Comme si une image pouvait en héberger d’autres. Comme si l’espace venait se précipiter en ce lieu étroit, enfoui dans l’appareil numérique, qui absorbe le vu sans état d’âme, qui prend tout sans discernement ; tout ce qui passe et qui vient de tant de lieux visités, traversés. Le capteur instrument est cette interface neutre, alors que le capteur sur deux pattes, lui, a pérégriné, investissant l’espace d’une présence un rien prédatrice, cherchant les hasards, les rencontres, les associations que l’œil voit et même provoque. Comme s’il y avait, d’une part, un espace infini qui ne saurait être totalement visité, qui ne pourrait être que parcouru et, de l’autre, cette imprégnation constante qui peut apparemment tout saisir et tente en effet de le faire, mais sans succès.
Photos de famille, autoportraits en demi-visage, ou en lumière diffuse, images des traces laissées sur une neige duveteuse, étranges objets étrangement largués dans des chambres ou des rues, références à des images issues de l’histoire de la photographie ; on se prend à penser à Voyage à domicile, à Signes de jour, à Lieux mêmes. Mais c’est un effet de la cohérence et de l’unité de ton du travail de Bertrand Carrière. Ce qui était dispersé en des séries antérieures, se condense ici, contamine tout, emporte tout. C’est du Bertrand Carrière, certes, comme on est habitué d’en voir, mais décuplé, voire à la dixième puissance.
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.