[Hiver 2019]
La Castiglione, Montréal
Du 16 mai au 16 juin 2018
Par Franck Michel
Pierre Blache est un photographe prolifique, un collectionneur d’images invétéré. Il expose cependant peu et les occasions de voir ses images se font rares. Sa récente exposition à la galerie La Castiglione à Montréal était donc fort attendue. Intitulée très justement Les lieux suspendus, elle réunissait treize images de divers formats majoritairement en noir et blanc réparties en deux salles, ainsi que deux petites installations.
Depuis de nombreuses années, Pierre Blache s’immisce, au rythme lent de la marche, dans les villes et leurs périphéries. Attentif tant au détail qu’à la vastitude de la ville, aux incidents du temps ou aux laissés-pour-compte du développement urbain, il déambule au hasard des rues, des places, des terrains vagues, glanant çà et là des images, parfois dures, parfois tendres, recréant le récit fragmentaire de son expérience.Il ressemble au personnage du flâneur urbain décrit par Frédéric Legros1 pour qui « la ville a pris des proportions telles qu’elle devient un paysage. On peut la parcourir comme on le ferait d’une montagne, avec ses passages de col, ses renversements de perspectives, ses dangers aussi et ses surprises. Elle est devenue une forêt, une jungle. » Ces lentes et longues flâneries dans les paysages urbains de la planète lui permettent de ressentir la ville pour en déceler le banal, l’invisible, le caché et les mettre en image.
La première image de l’exposition se distingue des autres. Les jeux de formes, de lumière, de textures et les lignes pures d’un bâtiment contemporain évoquent une photographie d’architecture plutôt classique. L’image suivante nous plonge dans l’univers auquel Blache nous a habitués : pylônes de béton, végétation urbaine sauvage, graffiti, lieu oublié par l’effervescence urbaine. Suivent des images sombres et épurées, à la limite de l’abstraction, sans présence humaine, sans trace d’activités, sans repère temporel ni géographique : structure abandonnée, mobilier urbain décrépi, amas de neige ou de terre. Par leur austérité et la densité des impressions, ces images ne se laissent pas facilement appréhender et demandent au regard une certaine acclimatation et un état d’esprit contemplatif. Au visiteur patient et attentif, elles se dévoilent peu à peu, jamais complètement, toutefois, gardant en elles un léger trouble qui imprègne toujours le travail de Blache. On déambule dans l’exposition comme si on se promenait au milieu de lieux étranges et silencieux, passant de l’un à l’autre, revenant vers une image, cherchant à créer des liens qui n’existent que dans notre imaginaire.
La deuxième salle est dominée par une photographie d’un bleu sombre monochrome, seule impression couleur de grand format de l’exposition. Un immense filet suspendu au-dessus des arbres, et dont on ignore totalement l’usage, traverse l’image. L’intensité de ce bleu et le pouvoir évocateur de cette image en font un point central, fort et doux, tout à la fois. Le regard y revient sans cesse. Six autres photographies noir et blanc, tout aussi énigmatiques, complètent la salle. On retient tout particulièrement ce diptyque de deux œuvres verticales, l’une représentant un escalier d’où rayonne une lumière radiante et l’autre, une peinture d’un dos drapé, frappé par une onde lumineuse. Bien que leur forme, leur cadrage et leur sujet soient totalement différents, elles dialoguent parfaitement.
En fin de parcours, deux petites œuvres installatives attendent le visiteur, constituées chacune d’une bande de photos de petit format reposant sur une tablette. L’une regroupe des images éparses d’objets et l’autre des images de paysages urbains et d’architecture souvent nocturnes. Rappelant un livre déconstruit, elles apparaissent comme un improbable journal des dérives urbaines du photographe.
Blache aime jouer avec la densité des noirs. Il n’hésite pas à assombrir une image à la limite de sa lisibilité, donnant à l’ensemble du corpus présenté une impression crépusculaire. Bien qu’au premier abord le regard que Blache porte sur le monde s’avère plutôt sombre, ce choix peut aussi être perçu comme une réponse face au surplus de clarté de notre société où tout est trop visible, trop exposé. En contrepartie, Blache propose de conserver la part d’ombre des choses, des lieux, des paysages, pour ne dévoiler que leur essence et en conserver le mystère. Sans renier ce parti-pris esthétique et philosophique qui caractérise son œuvre depuis de nombreuses années et en fait la force, peut-être que Blache laissera émerger, pour un prochain projet, une vision plus lumineuse. La lumière qui apparaît déjà dans certaines images ne semble demander qu’à se dévoiler.
Franck Michel œuvre depuis plus de vingt-cinq ans dans le milieu des arts visuels. Il a réalisé plus d’une quinzaine de commissariats d’exposition et dirigé plusieurs publications, majoritairement autour de la représentation du paysage dans la photographie contemporaine. Il a notamment assuré le commissariat des éditions de 2016 et de 2017 de La Rencontre Photographique du Kamouraska.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Pierre Blache, Les lieux suspendus — Franck Michel ]