[Automne 2019]
Par Dayna McLeod
Miss Chief Eagle Testickle est la muse et l’alter ego de Kent Monkman, un artiste cri qui traite des conséquences violentes et systémiques du colonialisme sur les peuples autochtones en Amérique du Nord, en particulier au Canada et au Québec. Il se sert souvent de Miss Chief pour saboter avec humour les discours dominants de cette histoire en peinture, photographie, film, installation et performance. Le nom de Miss Chief est une allusion aux fausses (mis-, en anglais) représentations de l’indigénéité, du genre et de la sexualité et les bouscule toutes les trois. Inspiré par We’wha, un leader Zuni bispirituel1 autochtone américain, Monkman a imaginé Miss Chief pour « honorer la tradition de la culture bispirituelle en Amérique du Nord en créant quelqu’un qui pourrait véritablement incarner cette acceptation du genre et de la sexualité présente avant que les missionnaires européens arrivent et entreprennent de l’annihiler2 ». Avec une touche de l’exubérance de Cher, Miss Chief nous guide et tient la vedette dans un récit anticolonial où elle personnifie le genre et l’indigénéité en vivant sa vie rêvée et mettant en scène ses diverses incarnations.
Dans la série de faux daguerréotypes The Emergence of a Legend (2006), Miss Chief se retrouve sous les traits d’un personnage du musée itinérant de George Catlin au XIXe siècle en Europe, d’une actrice de vaudeville des années 1920, d’une starlette de film muet, d’une réalisatrice de cinéma et d’une membre du Wild West Show de Buffalo Bill. Ses imitations de ces époques, styles et stéréotypes sont sans fausse note. Ici, elle vient hanter le jeu et l’histoire du film en s’y insérant. Elle rend hommage aux vedettes autochtones de la scène et de l’écran de ces époques et à leur occupation originale de ces espaces, tout en pointant du doigt l’exotisme et l’indigénéité amplifiés et exagérés qu’elles étaient amenées à interpréter pour des publics blancs sous la direction d’agents tels que Catlin et Buffalo Bill.
Miss Chief figure aussi dans les tableaux de Monkman qui saluent et mettent en valeur les expressions du genre et de la sexualité d’avant le contact avec les blancs pour contextualiser les histoires et expériences bispirituelles3. Il resitue les techniques picturales des maîtres anciens pour faire référence à ces derniers, les imiter, les évoquer et par ailleurs les installer dans la tête du public pour que tout un chacun voie clairement ses interventions au sein de ces conventions. Ses récits anticoloniaux positionnent clairement les sujets autochtones comme auteurs et acteurs de leurs propres destinées plutôt que de celles tracées par les colonisateurs européens.
Dans Sunday in the Park (2010), une œuvre qui s’étire sur 183 cm de haut par 244 cm de large, nous voilà plongés dans la dimension épique de la peinture et de son sujet tant par la taille que la technique de l’œuvre. Une chaîne de montagnes jaillit du lac jusqu’au ciel, le soleil baignant le flanc qui nous fait face alors que les nuages voilent ses sommets et l’horizon. Le reflet de cette scène magnifique s’adoucit dans l’eau au pied des montagnes jusqu’à un ensemble épars de personnages aux tenues festives. Les longs cheveux noirs de Miss Chief Eagle Testickle flottent au vent et des boas rose foncé cascadent en vrilles derrière elle alors qu’elle peint sur un chevalet au bord du lac. Elle affiche une pose résolue, chaussée de cuissardes à talons hauts, également rose foncé, tandis qu’elle immortalise le paysage sur sa toile. Les noceurs qui entourent Miss Chief semblent aimer son interprétation, auréolés par la splendeur des contreforts montagneux. Ce tableau est une évocation d’Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884), de Georges Seurat, et met en scène un temps où genres et sexualités multiples s’épanouissaient au sein des Premières Nations, une période où masculin et féminin n’étaient pas cantonnés à un système binaire de deux sexes opposés tel que dans la culture occidentale. Dans cette toile comme dans d’autres, Monkman présente une fluidité et une allégresse avec des expressions et des représentations du genre et de la sexualité qui se recoupent, concordent, s’entrecroisent, se complètent, s’aguichent et s’accouplent. Monkman nous donne accès à une histoire qui n’avait jamais été racontée de la sorte auparavant.
Des peintres européens, américains et canadiens comme George Catlin, John Mix Stanley et Paul Kane ont peint régulièrement les gens des Premières Nations avec un regard et un trait de pinceau coloniaux. Ils se sont aussi imaginés en explorateurs. Leur arrogance et leur sentiment de supériorité à cet égard sont encore palpables. Pour aborder et documenter les peuples autochtones et peindre The Dance of the Berdash (1835–1837), que l’historien queer Hamish Copley décrit comme « une cérémonie au sein des peuples Sauks et Foxes vivant sur la rive occidentale du lac Huron » en l’honneur des personnes bispirituelles, George Catlin « a réclamé que la tradition de la bispiritualité soit “étouffée avant que l’on puisse en faire état plus avant”3 », sans doute parce que celle-ci heurtait ses sensibilités puritaines. Monkman a utilisé les mots de Catlin comme thème central dans son œuvre pour parler des relations insidieuses entre christianisme et colonialisme, et de la dévastation qui en a résulté pour les personnes bispirituelles en Amérique du Nord. Il a également imprimé ces mots sur l’endos de Queen-Size Body Bag (2010), un splendide sac mortuaire à franges et à paillettes en peau de bison tendue où figure sur l’endroit un portrait de plain-pied d’une Miss Eagle Testickle glamour vêtue de rouge. Cette œuvre est une réaction à l’attitude de Santé Canada devant l’épidémie de grippe porcine en 2009, où le ministère a choisi d’expédier un surplus de sacs mortuaires à des collectivités autochtones plutôt que de fournir un soutien médical et des soins de santé préventifs.
Monkman reprend pour le pousser encore plus loin le ton colonialiste arrogant et condescendant dont le texte de Catlin est un exemple, jusqu’à faire de Miss Chief Eagle Testickle une anthropologue. Elle inverse sans effort les récits coloniaux pour faire des mâles blancs européens ses sujets d’étude. Elle les habille en Européens plus vrais que nature pour un portrait peint d’atelier dans le film super 8 The Group of Seven Inches (2005), et explique le rôle central qu’elle joue pour leur salut dans sa performance, The Taxonomy of the European Male : « J’ai pendant de nombreuses années observé la race des hommes blancs qui sont maintenant répandus à travers ces forêts sans chemin et ces plaines sans limites et j’ai volé à leur secours en faisant en sorte qu’ils puissent, tel le phénix, jaillir de la couleur de la palette d’un peintre pour vivre à jamais avec moi sur ma toile4 ».
Monkman insère aussi Miss Chief dans des moments charnières de l’histoire canadienne pour les perturber, les gâcher et les autochtoniser afin que nous remettions en question l’autorité qu’ils portent en eux et prenions en considération les gens et les récits qu’ils excluent. The Daddies (2016) nous présente une Miss Chief nue pontifiant devant les Pères de la Confédération, alors que le diptyque constitué de Wolfe’s Haircut (2011) et Montcalm’s Haircut (2011) nous montre Miss Chief coupant les cheveux de ses amants plongés dans un somme après l’orgasme. Sa présence se fait sentir dans The Subjugation of Truth (2016) alors qu’elle se travestit en reine Victoria dans un portrait dominant une réunion du Traité 6 entre un groupe de représentants de l’Église, des cercles d’affaires, des forces de l’ordre et des représentants du gouvernement et les chefs Poundmaker et Big Bear entravés. Bien que Miss Chief ne soit pas l’élément central dans ce tableau, elle y intervient comme témoin de la cruauté et de la coercition coloniales. Dans Female Figures in a Prison (2019) et Male Figures Resisting Incarceration (2019), Miss Chief flotte dans les airs comme un ange de la Renaissance. Ces toiles évoquent le souffle épique, le tourment, le drame, la figuration et l’éclairage perfectionnés par des peintres comme Michel-Ange, Raphaël, le Pontormo et le Caravage. Miss Chief est invoquée en tant que lueur d’espoir dans ces scènes frappantes et déchirantes de femmes et d’hommes des Premières Nations incarcérés, allégories de la tragédie contemporaine.
D’autres peintures monumentales, telles With Our Bodies We Protect the Land (2018), Victory for the Water Protectors (2018), Washing Mary’s Tears (2018) et La Pieta (2018) s’inspirent aussi de la Renaissance, du maniérisme et du baroque. On y voit des militants autochtones implorants et grimaçants face à des policiers armés équipés de pied en cap d’une tenue anti-émeute avec matraque, fusil mitrailleur et atomiseur de poivre de cayenne. The Scoop (2018) et The Scream (2017) présentent des religieuses, des prêtres et des agents de la police montée arrachant littéralement des enfants des bras de leur mère, la brutalité déformant les traits des ravisseurs et l’angoisse et la souffrance ceux de leurs victimes. En toile de fond de cette vaste anthologie, ces tableaux sont marqués par l’absence de Miss Chief, mais il n’y a pas de place pour elle ici. Elle ne peut pas sauver, s’interposer, bénir ou rattraper cette scène.
La pratique prolifique de Monkman est centrée sur les expériences et représentations contemporaines et historiques des Premières Nations. Aux descendants de colons, immigrants, réfugiés et migrants forcés, il demande d’envisager une lecture différente des histoires dont on nous a nourris au Canada depuis le contact avec les Européens, une contre-histoire qui ne fait pas abstraction du génocide, de la trahison et de la tentative d’anéantissement des Premières Nations par nos gouvernements, nos religions et nos forces de l’ordre. Il nous demande d’imaginer la vie telle qu’elle était avant, une époque où le christianisme n’avait pas encore pris pied sur les rivages de l’Île de la Tortue et détruit toute variante de genre et de sexualité. Il utilise l’humour pour s’infiltrer et mise sur notre compréhension binaire du genre et notre perception de l’indigénéité comme étrangère pour ébranler, sinon mettre à mal une certaine perspective coloniale. Notre façon de voir Miss Chief Eagle Testickle contribue à notre réaction devant les histoires et contextes que Monkman place en elle, qu’elle soit peintre, conspiratrice, sauveur, reine, défenseure et séductrice. Son œuvre interventionniste va plus loin que la seule destruction d’histoires et de valeurs cishétéronormatives pour s’en remettre à une révision intersectionnelle des récits coloniaux qui ont fait des membres et collectivités des Premières Nations l’Autre, que ce soit dans les chroniques et représentations historiques ou dans les descriptions contemporaines du racisme et de la violence. Miss Chief pratique la différence pour nous donner accès aux narrations manquantes et nous met au défi de ne pas simplement y prêter une oreille vague, mais de les accepter, de prendre nos responsabilités et d’agir.
Traduit par Frédéric Dupuy
2 Kent Monkman, « Monkman Lecture Transcription », Agnes Etherington Art Centre at Queen’s, Agnes Etherington Art Centre, 6 fév. 2018, agnes.queensu.ca/wp-content/uploads/2014/08/Monkman-Lecture-Transcription.pdf.
3 Hamish Copely, « The Disappearance of the Two-Spirit Traditions in Canada », The Drummer’s Revenge, 11 août 2009, https://thedrummersrevenge.wordpress.com/2009/08/11/the-disappearance-of-the-two-spirit-traditions-in-canada/.
4 Kent Monkman, « The Taxonomy of the European Male », Two-Spirit Acts: Queer Indigenous Performances, Jean O’Hara (dir.), Toronto, Playwrights Canada Press, 2013.
Dayna McLeod est une vidéaste et artiste de la performance queer dans la force de l’âge. Canadienne d’origine européenne, elle vit à Tiohtiá:ke/Montréal/Montreal depuis plus de vingt ans. Elle a récemment terminé un doctorat en lettres et sciences humaines au Centre d’études interdisciplinaires sur la société et la culture de l’Université Concordia. Ses recherches artistiques et théoriques portent sur les représentations médiatiques de la sexualité, sur l’identité queer et sur la façon dont les corps féminins sont souvent perçus comme un bien public. On peut voir son travail sur daynarama.com.
Kent Monkman, né au Canada en 1965, est un artiste cri connu pour ses interventions provocantes au sein de l’histoire de l’art d’Europe de l’Ouest et d’Amérique. Ses œuvres peintes et ses installations ont été exposées dans de nombreuses institutions au Canada, aux États-Unis et en Europe. La seconde exposition solo en tournée nationale de Monkman, Shame and Prejudice: A Story of Resilience, qui passera par neuf musées à travers le Canada jusqu’en 2020, était récemment présentée au Musée McCord, à Montréal (du 8 février au 5 mai 2019). Kent Monkman est représenté par Pierre-François Ouellette art contemporain à Montréal. kentmonkman.com
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Kent Monkman, Miss Chief Eagle Testickle – Dayna McLeod, Déranger les conforts coloniaux et titiller les susceptibilités des colonisateurs ]